Astérix : une fantasy française

6 novembre 2017,  par  William Blanc

 

Dans un précédent article, nous avions évoqué les liens qu’entretient la bande dessinée Astérix de René Goscinny et Albert Uderzo avec le genre cinématographique du péplum, liens que rappelle fort bien la très belle exposition proposée par la cinémathèque de Paris : « Goscinny et le cinéma ».

 

Aujourd’hui, nous allons regarder de plus près les rapprochements possibles entre les aventures du Gaulois le plus célèbre du monde et la fantasy, genre littéraire qui, depuis la fin du XIXe siècle s'est développé en Angleterre et aux États-Unis sous la plume d'auteurs comme Robert E. Howard et surtout, évidemment, J. R. R. Tolkien qui publia entre 1954 et 1955 Le Seigneur des Anneaux.

 

Les lectrices et les lecteurs avertis de 2dgalleries.com nous reprendront de suite. Goscinny et la fantasy ? Rien n’est moins certain ! Le scénariste n’a certainement pas lu Tolkien (dont le premier roman a été traduit en France en 1969) et la fantasy dans la BD franco-belge existe à peine lorsqu’apparaît Astérix en 1959. Au mieux, les auteurs des aventures du Gaulois, fasciné tous les deux par le travail de Disney, ont pu avoir un vague contact avec le genre en regardant par exemple Blanche Neige et les sept nains (1937).

 

Néanmoins, Astérix, comme les Schtroumpfs d’ailleurs, créés par Peyo en 1958, traite d’une thématique chère à la fantasy : la petite communauté d’êtres magiques et champêtres entourés d’une forêt et confrontés à un monde moderne agressif. Les récits de Tolkien (et ce dès sa première nouvelle, La Chute de Gondolin, écrite en 1917) se construisent en effet sur l’opposition nette entre le village rural vivant dans un passé idéalisé (le village des hobbits, la forêt des elfes) en passe d’être agressé par une armé de monstres détruisant la nature et la remplaçant par un monde métallique rappelant l’industrie (les orques dirigés par Sauron par exemple). Tolkien, et avant lui le penseur socialiste William Morris (qui l’a grandement influencé), réagit là en Anglais qui voit peu à peu la nature de son pays être dévorée par les villes assombries par les fumées des cheminées d’usines.

 

Tolkien John R.R., The Hill, 1937, aquarelle peinte pour la première édition du Hobbit et représentant la Comté, utopie champêtre des hobbits. Comme dans les représentations du village d'Astérix, le vert, évoquant la nature, et d'autres couleur rappelant la terre (marron, jaune) domine nettement le dessin.

    

Une telle réflexion met plus de temps à se développer dans la culture populaire française. Comparée à celle de l’Angleterre, l’industrialisation de l’Hexagone est plus tardive et le pays reste, jusqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, majoritairement rural. Il n’en est pas moins vrai qu’à partir des années 1950 la société change radicalement, portée par la poussée économique des Trente Glorieuses. Les villes grandissent, les banlieues et leurs gigantesques cités-dortoirs voient le jour.

 

Au même moment, la science, jadis source d’émerveillement, en vient à incarner la somme de toutes les peurs avec la bombe atomique. Le rêve d’un futur meilleur, porté par des bandes dessinées comme Les pionniers de l’Espérance (1945) que nous évoquions ici, fait peu à peu place au doute.

 

Goscinny et Uderzo ne traitent pas de suite de ces thématiques. Au début de leur série, l’Empire romain représente l’Occupation allemande alors que les hommes d’Abraracourcix incarnent eux la Résistance (c’est flagrant dans des albums comme Le Tour de Gaule prépublié en 1963 ou Le Combat des Chefs, édité lui l’année suivante). Cette comparaison est d’autant plus évidente pour les lecteurs de l’époque qu’une grande partie de l’extrême droite française avait rejeté depuis le XIXe siècle l’idée d’une filiation gauloise pour mieux affirmer les origines romaines de l’Hexagone (rappelez-vous, nous l’évoquions dans l’article consacré à la bande dessinée Alix de Jacques Martin).

Mais, petit à petit, César et ses légions en sont venus à représenter la Modernité alors que les effets pervers de l’industrialisation et de l’urbanisation se sont fait sentir en France. C’est particulièrement flagrant dans Le Domaine des Dieux (1971) où César, plutôt que de conquérir le village gaulois par la force, décide de l’entourer d’un complexe hôtelier et commercial romain.

 

Comme le note notamment Nicolas Rouvière dans son ouvrage Astérix ou les lumières de la civilisation (2006), le projet césarien, qui menace un instant de détruire le village gaulois, renvoie à la construction d’un des premiers centres commerciaux modernes appelé « Parly 2 » ouvert dans les Yvelines en 1969. Il évoque aussi sans fard la prise de conscience, à la fin des années soixante, de la disparition, en une génération, du monde paysan et de ses structures sociales en place depuis près de neuf siècles, véritable crise qu’évoque à l’époque le sociologue Henri Mendras dans son livre La fin des paysans (1967).

 

Le domaine des dieux, écrit par un Goscinny au sommet de son art (« Il ne faut jamais parler sèchement à un Numide »), est aussi l’occasion pour l’auteur de prendre position sur le type de futur qu'il souhaite. Dans une des premières planches de l’album, il montre ainsi le village comme il est (une utopie champêtre) et ce qu’il risque de devenir (un cauchemar bétonné). On aperçoit également ce type d’image dans un album ultérieur d’Astérix, Le devin (1972) où l’on voit deux prophètes imaginant les constructions de l’avenir. Si l’un propose un futur raisonnable, incarné par la petite propriété pavillonnaire (en réalité, il s’agit de la maison d’Albert Uderzo), l’autre, présenté comme un fou, rêve d’un immense immeuble contemporain (en réalité, une une photographie de la tour Esso à la Défense). On l'aura compris, le présent urbain dans lequel vivent Goscinny et Uderzo est l'œuvre de "charlatans" qui racontent "n'importe quoi".

 

Goscinny René (scénario), Uderzo Albert (dessins), Le domaine des dieux, 1971.
Goscinny René (scénario), Uderzo Albert (dessins), Le devin, 1973. Le "Charlatan" rêve à "n'importe quoi".

    

On retrouve quelques années plus tard cette crainte du monde moderne, opposé à un futur raisonnable et rural, chez Robert Crumb, auteur de comics underground américain qui, dans une planche célèbre, publiée en 1988 dans le magazine de contre-culture Whole Earth Review #61, imagine trois futurs : l’un cauchemardesque (la « catastrophe écologique »), l’autre drôle et technologique, et le troisième écotopique présenté comme la « solution ». Cette image fait suite à une série d’autres réalisées par Crumb en 1979 décrivant l’histoire des États-Unis où l’on voit peu à peu la nature sauvage (d’où sont absents les Amérindiens) être transformée en ville tentaculaire et polluée.

 

Crumb Robert, The Future according to Robert Crumb, 1988. La mise en scène iconographique de Crumb, avec des grandes cases s'opposant les unes aux autres, rappelle nettement la mise en page proposée par Goscinny et Uderzo dans Le domaine des dieux où se répondent l'image du village gaulois actuel et celle de la vision cauchemardesque que souhaite César.
Crumb Robert, A Short History of America, 1979. Plus l'histoire des Etats-Unis avance, plus la couleur verte disparaît.

    

Dans Le domaine des dieux, le projet de César incarne donc les dérives de la Modernité qui pousse notamment à la destruction de la nature. Les esclaves construisant le complexe hôtelier romain évoquent quant à eux la condition de l’ouvrier moderne. Ceux-ci finissent d’ailleurs, sur les conseils d’Astérix, par monter un syndicat qui appuie ses revendications à grands coups de "baffes" dopées à la potion magique. Car c’est justement la magie traditionnelle de Panoramix qui permet aux Gaulois de résister et finalement de vaincre les projets urbanistiques de César. Pour un temps du moins. Car, lorsqu’à la fin de l’album Astérix s’interroge sur la capacité du village à toujours résister au monde qui vient, le druide répond par la négative avant de rassurer le héros en affirmant qu’ils ont encore du temps devant eux. L’image finale évoque elle aussi cette crainte. Alors que le banquet traditionnel des Gaulois célébrant leur victoire est placé au second plan (dans la lumière et en couleur, évoquant l’onirisme), on aperçoit au premier plan, sur le coin droit, dans des tons sombres une colonne en ruine sur laquelle est placée une lyre, rappel sans ambiguïté (le motif est repris de l’esthétique ruiniste en vogue dans la peinture depuis les romantiques) du temps qui passe « inexorablement », comme le note le commentaire final.

 

Goscinny René (scénario), Uderzo Albert (dessins), Le domaine des dieux, 1971.

      

On retrouve là une autre caractéristique de la littérature du merveilleux, qui met souvent en scène la disparition des mondes traditionnels et magiques, happés par les sociétés modernes. Dans Tolkien, les elfes finissent tous par quitter la Terre du Milieu pour aller dans les terres immortelles de Valinor, qui n’est pas sans évoquer l’Avalon du mythe arthurien. Pareillement, le village des Gaulois est condamné à disparaître. Des deux côté de la Manche, cette nostalgie d’un "monde que nous avons perdu", pour reprendre le titre de l’ouvrage de Peter Laslett traitant de la fin des paysans au Royaume-Uni (et paru en 1965), est centrale dans ce qu’il convient d’appeler la fantasy.

Bien après le décès de Goscinny, qui, dans Obélix et Compagnie (1976) s’est ingénié une dernière fois à se moquer du capitalisme et des folies de la société de consommation, Astérix continue d’évoquer la critique du monde moderne. Suite à de la mobilisation antinucléaire à Plogoff en Bretagne à la fin des années 1970, les manifestants publient une version pirate des aventures du Gaulois intitulée Astérix et les centrales nucléaires (1980) vite traduite en allemand, en basque et en castillan (disponible en pdf ici) et qui, ce n’est pas un hasard, commence avec des planches détournées du Domaine des Dieux. Le parallèle entre la résistance antinucléaire et le village gaulois créé par Goscinny et Uderzo est tellement naturel qu'on retrouve sous la plume d'un journaliste dans un article récent sur la BD consacrée en 2013 à la lutte de Plogoff (sombrement intitulée Plogoff, scénarisée par Delphine Le Lay et dessinée par Alexis Horellou).

 

Astérix et les centrales nucléaires, 1980.

 

Plus récemment, si les derniers albums des aventures Astérix se font de moins en moins politiques et ne proposent qu’un divertissement innocent, la critique de la modernité continue à faire son chemin dans la bande dessinée, au fur et à mesure de la prise de conscience écologique. Elle est très nette dans Aquablue, que nous évoquions ici, voire dans certains albums de Valérian réalisé presque au même moment que Le domaine des Dieux (Bienvenue sur Alflolol  – 1972), mais aussi dans Les Vieux Fourneaux, dont nous parlions là. À une nette différence néanmoins: dans cette dernière bande dessinée, publiée près de cinquante ans après Le domaine des dieux, le monde moderne a gagné. Dans l’album d’Uderzo et Goscinny, sur la première planche visible plus haut, une case montre le village gaulois comme il est (une utopie champêtre) alors qu’une autre, placée en dessous, le représente tel que César aimerait qu’il soit dans le futur (une horreur urbaine). Un procédé similaire est employé dans le premier tome des Vieux Fourneaux (intitulé "Ceux qui restent"), sauf que, dans la seconde image, placée en bas de la page, les héros, aujourd’hui âgées, rêvent de leur village comme il était au sortir de la Guerre (donc avant la fin du monde paysan) après avoir vu ce qu'il est devenu (dans la case du haut), affublé d’un grand complexe industriel aux mains d’une multinationale. Pour les vieux fourneaux, sorte de Gaulois libertaires du XXIe siècle, la résistance ne fait que commencer.

 

Lupano Wilfrid (scénario), Cauuet Paul (dessins), Les vieux fourneaux, tome 1 "Ceux qui restent", 2014.

 

Vous pouvez retrouver les œuvres originales relatives à Astérix sur le site 2dgalleries.com à cette adresse.

William Blanc

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3 commentaires
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Boris La querelle des anciens et des modernes, cela ne date ni d'Asterix ni même de la "fantaisy". Sur le plan littéraire, cela relève plus de la fable, voire même de la...fantaisie ;)
19 nov. 2017 à 23:06
William Merci Difool !
6 nov. 2017 à 15:07
Difool Une analyse fort intéressante sur la critique de la modernité dans la BD et Astérix en particulier !
6 nov. 2017 à 14:43