Alix, le Romain

14 août 2016,  par  William Blanc

 

Créé en 1948 par Jacques Martin, Alix semble incarner l'exact opposé d'Astérix. Ton sérieux face à humour ravageur, histoire tragique contre comédie, ligne claire propre aux publications du journal Tintin face aux envolées graphiques d'Uderzo. Mais une autre différence fondamentale sépare les deux héros.

 

L'imaginaire historique de Jacques Martin tient en effet plus d'une tradition conservatrice que celui de Goscinny ou d'Uderzo. En témoignent les rapports des Romains et des Gaulois dans Alix. Dans Astérix, comme nous l'avions déjà évoqué dans le carnet de 2dgalleries.com, l'affrontement est frontal et renvoie à la Résistance des Français face aux Allemands. Dans la série de Jacques Martin, c'est tout le contraire. Le jeune Alix, dont les aventures se déroulent sensiblement à la même époque que celle d'Astérix – la fin de la Guerre des Gaules, achevée en 52 avant notre ère – choisit de devenir un agent de César et est adopté par un sénateur romain. Quoi de plus normal ? Dans Alix, les Gaulois refusant de se soumettre à la Cité éternelle sont dépeints sous des traits extrêmement négatifs.

Dans Les légions perdues, récit prépublié dans les pages de Tintin en 1962, une coalition de Germains et de Gaulois, menée par un chef brutal, le Germain Kildérik, tente de s'emparer de l'épée de Brennus (chef gaulois ayant vécu au IVe siècle avant notre ère) pour chasser les Romains. Alix, les en empêche, appuyé par quelques Gaulois fidèles à l'Empire parmi lesquels Agérix et son cousin Vanik qui justifie son aide en ces termes :

 

Certes, les Romains sont les occupants de notre pays, mais ce sont des vainqueurs nobles et généreux qui transforment miraculeusement notre patrie. La domination romaine est bénéfique, celle des Germains serait catastrophique. Tu n'es plus retourné en Gaule depuis longtemps, Alix !... Ah ! Je voudrais que tu voies nos villes à présent : c'est extraordinaire !... Elles se sont transformées de manière inimaginable, des maisons confortables ont remplacé nos pauvres huttes et la prospérité succède à la misère !... Non, je ne veux pas que la barbarie revienne en Gaule.

 

Martin Jacques, Les légions perdues, 1962. Vanik, l'exemple même du Gaulois bien intégré, reconnaissant le caractère positif de la civilisation romaine.

 

Dans Iorix le Grand (1971), Alix aide un groupe d'auxiliaires gaulois de l'armée romaine à rentrer dans leur pays. L'un de leurs chefs, Iorus, dévoré par la jalousie et l'ambition, se retourne contre Rome. Changeant son nom pour s'appeler Iorix, se laissant pousser la barbe et revêtant des peaux de bêtes – symboles de la barbarie – il force ses hommes à attaquer des villes gallo-romaines. Là encore, il trouve sur son chemin le héros de Jacques Martin, ferme soutien de l'Empire.

 

Martin Jacques, Iorix le Grand, 1971. Iorus, avant sa transformation en chef gaulois, dans Iorix le Grand.
Martin Jacques, Iorix le Grand, 1971. Iorus, devenu Iorix (case en haut à gauche) et ses hommes (case en bas à gauche), redevenus des Gaulois, adoptent tous les signes de la "barbarisation" : casques à corne, barbes, fourrures. Face à lui, Alix, imberbe et revêtu d'un tissu, reste un Romain"civilisé". Cette opposition vestimentaire et pileuse est classique des stéréotypes visant à différencier les Romains et les Barbares. Ils existent déjà dans la littérature antique, mais aussi dans les péplums italiens et américains des années 1950-1960.

 

Commente expliquer cette prise de position à mille lieues de celle de René Goscinny et d'Albert Uderzo ? Sans doute parce que Jacques Martin souhaitait se rapprocher de la réalité historique tel qu'il l'explique lui même dans le livre d'entretiens Avec Alix publié par Casterman en 2002 (p. 131) :

 

Il fallait que l'entreprise de Iorix se solde par un échec : je ne pouvais pas davantage tricher avec l'Histoire et montrer Iorix réussissant à bouter les Romains hors de Gaule !

 

Il est vrai que de nombreux aristocrates gaulois ont pris le parti de Rome dès le début de la conquête. Mais cela n'explique pas les représentations négatives des Gaulois refusant l'emprise de Rome dans les albums d'Alix. Pour comprendre cela, il faut revenir un peu sur le parcours de Jacques Martin.

Né en 1921 d'un père militaire de carrière, élevé dans une école confessionnelle puis dans un collège où il suit des études gréco-latines, Jacques Martin, enfant de la petite bourgeoisie conservatrice, a sans doute baigné dans une tradition historiographique qui admirait plus Rome que les Gaulois de Vercingétorix.

En effet, pour les catholiques et pour les royalistes de l'Action française de Charles Maurras (groupe politique qui possède une grande influence culturelle à cette époque), la France est la seule héritière de l'Empire Romain et de sa civilisation face à la barbarie représentée alors par l'Allemagne, héritière des Germains de l'Antiquité.

Dans une biographie récente consacrée à Maurras, Olivier Dard montre bien à quel point le romanisme est central dans la pensée de l'extrême droite française lors de la première moitié du XXe siècle, en citant (p. 108-109) un texte de Charles Maurras écrit en 1906 :

 

Je suis Romain, parce que Rome, dès le consul Marius et le divin Jules [César. NdA] jusqu'à Théodose, ébaucha la première configuration de ma France. Je suis Romain parce que Rome, la Rome des prêtres et des papes, a donné la solidité éternelle du sentiment, des mœurs. […] Je suis Romain, parce que si mes pères n'avaient pas été Romains comme je le suis, la première invasion barbare, entre le Ve et le Xe siècle, aurait aujourd'hui fait de moi une espèce d'Allemand […]. Par ce trésor dont elle a reçu d'Athènes et transmit le dépôt à notre Paris, Rome signifie sans conteste la civilisation et l'humanité.

 

Quelques années plus tard, Jacques Bainville, un des proches de Maurras affirme même dans son Histoire de France publiée en 1924 (énormément lue à l'époque, y compris par les scolaires) :

 

L'héroïsme de Vercingétorix et de ses alliés n'a pas été perdu : il a été comme une semence. Mais il était impossible que Vercingétorix triomphât et c'eût été un malheur s'il avait triomphé.

 

Des propos similaires seront tenus sous Vichy, notamment le 30 août lorsque le maréchal Pétain se rend sur le plateau de Gergovie comme le montre le documentaire Vercingétorix (2005) de Jérôme Prieur. On y exalte le courage de Vercingétorix, mais en se félicitant en même temps de sa défaite et de sa soumission à un empire plus civilisé, préfigurant celle de la France au Reich nazi.

En se référant à cette tradition historiographique, on comprend mieux les propos de Vanik dans Les légions perdues, au point que Jacques Martin a même été accusé de promouvoir un discours collaborationniste. En particulier dans Le Sphinx d'or (prépublié en 1949) dans lequel le jeune héros ne participe pas à la bataille d'Alésia et choisit de devenir agent de César.

Jacques Martin réagira à ce sujet dans Avec Alix (p. 100) :

 

L'épisode gaulois a donné lieu à de nombreux commentaires, certains critiques ayant été jusqu'à traiter Alix de "collaborateur". En réalité, que raconte "Le Sphinx d'Or" ? Simplement ceci : Alix a voulu revenir en Gaule pour rejoindre les siens ; mais, dans ce pays qu'il n'a pour ainsi dire pas connu, il ne trouve rien qui le retienne. Il s'aperçoit qu'il est devenu plus romain que gaulois, et que le mot de "patrie" n'a guère de sens pour lui.

 

Il est donc tentant d'opposer un Jacques Martin réactionnaire à un Goscinny, d'origine juive, progressiste. Cela n'a pourtant pas empêché les deux hommes de s'apprécier.

En effet, le créateur d'Astérix est intervenu en 1965 pour empêcher la censure des albums La Griffe noire et Les légions perdues (d'aucuns y voyaient, sans doute à tort, des allusions à la guerre d'Algérie), comme le raconte Jacques Martin dans Avec Alix (p. 113).

Jacques Martin s'en est défendu. Mais il est vrai que, depuis le XIXe siècle, la défaite des Gaulois et leur adhésion à l'influence "civilisatrice" de Rome a servi de métaphore pour justifier la colonisation. Les légions perdues, publié à la toute fin de la guerre d'Algérie, a sans doute pu être lu comme une réaction à la victoire du FLN. Pareillement, on peut se demander si les gaulois retombant dans la barbarie de Iorix le Grand, ne sont pas une allusion à l'immigration (voire à la situation des harkis installés en France).

Jacques Martin lui-même, dans un autre livre d'entretien La voie d'Alix (Dargaud, 1999) explique d'ailleurs p. 23 :

 

Dans cet épisode, j'ai aussi cherché à démontrer qu'un groupe humain ne peut s'assimiler impunément à une autre race, et qu'en chassant le naturel il revient au galop.   

 

Au-delà de l'aspect politique (conscient ? inconscient ?) de son travail, la fascination de Jacques Martin pour la civilisation gréco-latine l'aura poussé à la mettre en scène comme personne les villes et les personnages de cette période de l'histoire, que l'on aperçoit aux détours de nombreux albums puis dans publications grands formats comme L'odyssée d'Alix (1987) qui comportent de superbes illustrations occupant de pleines pages. De quoi prolonger le rêve d'une Antiquité idéalisée…

 

Le Sphinx d'Or. Original de la couverture du journal Tintin du 27 juillet 1950.

 

Vous pouvez retrouver les oeuvres originales de Jacques Martin, dont celles relatives à Alix, sur le site 2dgalleries.com à cette adresse.

William Blanc

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2 commentaires
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William Bonsoir Busch, Attention, je ne dis pas que "Le Sphinx d'Or" est une apologie de la collaboration. C'est Jacques Martin qui explique dans le livre d'entretiens "Avec Alix" (p. 100) que des gens (il ne dit pas qui) ont accusé "Le sphinx d'or" de faire l'apologie de la collaboration. Bonne soirée W. Blanc
17 août 2016 à 21:57
Busch Je crois que l'interprétation en dit (comme souvent) plus sur son auteur que sur son sujet... C'est une réinterprétation a posteriori avec un postulat de départ qui ne repose sur rien. Comment déjà expliquer qu'une apologie de la collaboration soit acceptée dans un journal fondé par des résistants?
17 août 2016 à 14:46