Les pionniers de l'espérance : la bataille des futurs

31 août 2017,  par  William Blanc

 

Comme elle est oubliée cette bande dessinée qui reste pourtant l'une des premières séries de SF réalisée pour le 9e art en France ! Les Pionniers de l'espérance, réalisée dès 1945 par Roger Lecureux au scénario (le futur créateur de Rahan) et Raymond Poïvet aux dessins, est en effet marquée par un propos politique bien passé de mode qui s'inscrit dans un contexte de lutte idéologique et culturelle entre l'Est et l'Ouest.


Revenons un peu en arrière : les années 1920 sont le théâtre de grands progrès dans l'astronautique. Aux États-Unis, en Allemagne, mais aussi en Union Soviétique, des scientifiques, proches des milieux de la science-fiction, se mettent à rêver d'un futur radieux pour l'humanité dans l'espace profond. L'astrofuturisme est né, porté parfois par des États, comme en URSS où Constantin Tsiolkovski (1857-1935), l'un des grands pionniers de l'aéronautique est invité par Staline à prononcer un discours le 1er mai 1935 sur la Place Rouge. Il écrit des livres de science-fiction et sert même de conseiller à un film d'anticipation communiste, Le Voyage cosmique (sorti en 1936) de Vassili Zouravlev, dans lequel la conquête de l'espace marque la supériorité scientifique du marxisme-léninisme sur les puissances capitalistes. Tsiolkovski fait aussi partie de ceux qui, comme les biocosmistes, pensent que la conquête spatiale permettra à l'humanité de franchir un nouveau palier de l'évolution en devenant des surhommes.


Les États-Unis ne sont évidemment pas en reste, et, dès les années 1920, le milieu naissant de la SF est fortement lié aux premiers pionniers de l'astronautique comme Frank Malina, futur fondateur du Jet Propulsion Laboratory (JPL) de Pasadena, comme l'a montré l'excellent livre Mojave Épiphanie (2016) d'Ewen Chardronnet. C'est aussi en Amérique que les premières grandes séries de SF en BD sont créées, avec Buck Rogers (1929) et surtout Flash Gordon (1934) d'Alex Raymond. À la différence de nombreux scientifiques, fortement influencés par une idéologie de gauche progressiste, ces œuvres sont marquées par l'idée coloniale, déjà présente dans la série de roman d'Edgar Rice Burroughs mettant en scène John Carter à partir de 1912. Les voyageurs de l'espace sont tous des héros solitaires (ou presque), riches blancs imposant leurs règles sur un monde extraterrestre généralement hostile, dirigé parfois par un dictateur aux traits asiatiques, comme Ming, le Némésis de Flash Gordon (on retrouve là le fantasme du "péril jaune", développé à partir de la fin du XIXe siècle en Occident et qui connaît une grande popularité dans la BD, notamment dans Le Secret de l'Espadon d'Edgar P. Jacobs).

 

Raymond Alex, Flash Gordon, octobre 1938. Ici, tout oppose le Terrien blond et puissant (en haut à gauche) à l'extraterrestre asiatique vicieux et cruel.


 

C'est pour donner la répartie au message des bandes dessinées américaines que les rédacteurs du journal Vaillant, proche du parti communiste, décident, dès 1945, de proposer une série de SF qui transmettraient des valeurs différentes et une vision du futur plus humaniste. Ils ne sont pas les premiers à commettre un pareil détournement. Durant la guerre, le journal collaborationniste Le Téméraire avait lui aussi proposé sa version de Flash Gordon (pardon… Guy l'éclair) avec Vers les mondes inconnus, d'Auguste Liquois dont le héros, Norbert, affronte sur d'autres planètes des créatures difformes (et jaune) dirigées entre autres par l'usurpateur Vénine (comprendre Lénine). Le propos raciste et antisémite est transparent (voir à ce propos cet article de Gilles Ragache), et c'est évidemment l'inverse que propose l'équipe de Vaillant, en s'adjoignant tout de même les talents de Raymond Poïvet, qui fut l'un des derniers à dessiner Vers les mondes inconnus.

 

Lecureux Roger (scénario), Poïvet Raymond (dessins). Les Pionniers de l'espérance, 1945. Les Pionniers, ou l'internationalisme scientifique en action, comme le montre notamment la case centrale.
La même case centrale en plus grand. A chaque personnage est associée une icône représentant son pays d'origine. On remarquera néamoins que l'internationalisme de l'époque a ses limites. Les populations des pays alors colonisés (Proche-Orient, Afrique noire, Inde) ne sont pas représentés.

 

Les Pionniers… commencent certes comme Flash Gordon. Une planète mystérieuse, Radias, apparaît dans le ciel et semble menacer la Terre. Mais, à la différence de la BD d'Alex Raymond les membres qui embarquent sur le vaisseau Espérance vers l'astre inconnu sont des scientifiques et des ingénieurs (Flash Gordon est lui un joueur de polo ; Buck Rogers, de son côté, est un militaire) "élus" par un "assemblée internationale" qui rassemble non seulement des habitants de l'Ouest ("Robert", le scientifique français ; Maud l'Américaine ; le professeur Wright, un anglais), mais aussi de l'Est ou d'origines extra-européennes (Rodion, le Soviétique ; Tom, venu de Martinique ; et enfin Tsin-Lu, une Chinoise). Cette image s'inscrit parfaitement dans l'espoir de voir, après la boucherie de la Seconde Guerre mondiale, l'humanité s'unifier dans une assemblée unique, volonté qui aboutira en 1949 à la création des Nations Unies. On remarque aussi que, grande nouveauté, les hommes et les femmes sont mis sur un pied d'égalité, alors que, dans Flash Gordon, Dale Arden incarne le stéréotype de la princesse en détresse.

 

Lecureux Roger (scénario), Poïvet Raymond (dessins). Les Pionniers de l'espérance.

 

Face à cette équipe internationale se dresse le camp des "capitalistes" qui proposent tout d'abord à Robert de lui construire une fusée afin de pouvoir exploiter les richesses de la nouvelle planète. Devant le refus furieux du jeune ingénieur français, ces banquiers arment leur propre astronef et envoient sur la planète étrangère un des leurs, Morel "savant dégénéré" où il s'impose par la force roi des Radiens à la peau bleu. Ce personnage, qui sera évidemment vaincu par l'équipage de l'Espérance, représente à la fois une caricature de Flash Gordon, mais aussi de l'exploitant colonial par excellence. Il s'agit aussi d'exposer deux visions du futur : celles des capitalistes, dans laquelle l'espace sera soumis à des lois d'exploitation et de dominations, et celle du camp progressiste et socialiste dans lequel le cosmos deviendrait un lieu de fraternisation internationale. Dans Les Pionniers de l'Espérance, les extraterrestres sont le plus souvent pacifiques, tout l'inverse d'une science-fiction de la peur dans lequel les non-humains sont hostiles et où l'on associe, dans un discours typiquement réactionnaire, l'étranger avec un danger. D'ailleurs, en réponse à la série de Vaillant, Auguste Liquois illustrera une série de SF dans le magazine de jeunesse Coq Hardi intitulé Guerre à la Terre (1946-1947) dans lequel, comme dans Flash Gordon, une invasion de l'outre-espace menace la planète bleue.

 

Lecureux Roger (scénario), Poïvet Raymond (dessins). Les Pionniers de l'espérance, 1945. Le jeune Robert se révolte contre l'intention des "capitalistes" de transformer l'exploration spatiale en quête pécuniaire.

 

L'idée d'un futur humaniste, dont les Pionniers… restent la meilleure expression en France, influencera nombre de production de la science-fiction : allemande, comme Raumpatrouille (1966) ou américaine comme Star Trek (1966-1969), deux séries télévisées montrant des équipages internationaux explorant pacifiquement l'espace en rencontrant, là encore, des peuples le plus souvent fraternels (on peut également citer le dessin animé Il était une fois... l'Espace réalisé en 1981 auquel a notamment participé le dessinateur Manchu) .

Mais les rêves d'espace et d'avenir radieux ne concerne pas seulement les sceientifiques et les artistes. En pleine Guerre Froide, ils sont éminement politiques. C'est un peu à qui, dans cette bataille de propagande, proposera le meilleur futur qu'amènera leur programme spatial respectif alors que la compétition pour la conquête du cosmos a été lancée en 1957 par la mise en orbite du satellite Spoutnik. Il s'agit aussi de masquer pour les deux camps le caractère nationaliste et militaire de leur programme spatial.


Les pionniers de l'Espérance sont donc aussi un outil de propagande. Ce n'est pas un hasard si, après avoir été arrêtée en 1952, la série est relancée en avril 1957, alors que la course spatiale bat son plein entre les Etats-Unis et l'URSS. Un moment, le camp socialiste semble avoir la main et le tandem Lécureux/Poïvet, entre deux épisodes des Pionniers… célèbrent, dans les pages du numéro 838 (juin 1961) de Vaillant, les exploits de Youri Gagarine, premier homme à être allé dans l'espace.


 Mais les États-Unis ne sont pas en reste. Les comics produisent eux aussi des récits astrofuturistes, souvent pour pallier au retard des États-Unis dans la course spatiale (John Glen n'effectuera le premier vol orbital américain qu'en février 1962). Les Quatre Fantastiques, crée par Stan Lee et Jack Kirby pour le premier numéro de The Fantastic Four (novembre 1961) reprennent à leur compte les espoirs des biocosmistes russes en devenant des surhumains après un voyage spatial. Ils deviendront des superhéros phares de l'âge d'argent des comics et les premiers parmi une longue lignée de personnages qui rendront les éditions Marvel célèbres et populaires auprès de la jeunesse. Pas question néanmoins pour les équipes de Vaillant – qui s'étaient pourtant largement inspiré de Flash Gordon – d'imiter la création du tandem Lee/Kirby. En France les personnages superhéroïques sont accusés de promouvoir une forme de surhumanité renvoyant au nazisme. Cette idée à d'ailleurs fait son chemin en France, sur fond d'anti-américanisme, empêchant, comme l'a très bien montré Xavier Fournier dans Super-héros, une histoire française (2014), la représentation de surhumains dans les bandes dessinées hexagonales. La rédaction de Vaillant est d'ailleurs en pointe dans ce rejet, comme on peut le lire dans les colonnes du journal dès juillet 1947 : "Les héros de chez nous ne sont pas des hommes surnaturels. Tout le monde peut être un héros. Celui qui sent battre son cœur lorsqu'il est témoin d'une injustice […] celui qui fait de grands efforts à l'école ou à l'atelier […] celui-là a les qualités d'un héros." (cité par Hervé Cultru dans son ouvrage Vaillant. Le journal le plus captivant, p. 30).

 

Lee Stan (scénario), Kirby Jack (dessins), The Fantastic Four, 1, novembre 1961. La conquête de l'espace en pleine Guerre Froide.  "Nous devons le faire. nous devons être les premiers !" s'écrit un des personnages dans la case en haut à gauche.

 

Cette incapacité de se renouveler entraînera le lent déclin des Pionniers de l'Espérance, dépassée peu à peu par des récits de SF qui s'adaptent eux à l'air du temps, comme Valérian et Laureline (1967) ou Les Naufragés du Temps (1974). En 1973, Raymond Poïvet sera par ailleurs brusquement remercié par le journal Vaillant (devenu Pif Gadget), mettant fin à la première (et l'une des plus longues) série de SF de la bande dessinée française.     

 

Que reste-t-il de la vision optimiste du futur proposé par Les Pionniers de l'espérance ? Pas grand-chose, car, il faut bien l'avouer, les grandes séries de SF sont aujourd'hui tournées vers une vision bien sombre du futur (pensons par exemple à Y, le dernier homme – 2002-2008 – de Brian K. Vaughan au scénario et Pia Guerra aux dessins) qui correspond plus à nos craintes contemporaines quant aux menaces liées au réchauffement climatique.

Mais l'espace semble avoir perdu sa capacité à nous faire rêver d'autant que, progressivement, le libéralisme s'en empare. Le traité de l'espace, négocié en 1967, hérité des espoirs utopiques de l'astrofuturisme, et qui rendait le cosmos libre de toute entreprise privée et militaire, a été remis en cause en 2015 par le Space Act américain signé par le président Obama, poussé semble-t-il par le lobbying de plusieurs multinationales souhaitant exploiter a des fins commerciales la ceinture d'astéroïdes. Mais cette décision est contestée. Et si la bataille des futurs ne faisait que commencer ?

 

Vous pouvez retrouver les oeuvres originales de Raymond Poïvet sur le site 2dgalleries.com à cette adresse.

William Blanc

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11 commentaires
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astrum Mais sous entendre que poivet c'est fait jeter de vaillant en 1973 suite au déclin de la série est purement nul. En même temps que Poivet, Gillon, Pratt, et Forest se faisaient dégager sans ménagement. Tout le monde reprend bêtement ce fait. La seul chose qui a de l'importance dans cette affaire c'est que poivet á cette période n'était plus qu'édité que par vaillant. Autre chose la série vers les mondes inconnus, lisez les pages dessinées par Poivet... Avant de sous entendre encore une certaine corrélations entre l'idéologie nazi et celle plus humaniste. L'épuration a été dès plus rigoureuse. Si Poivet a passé cette période sans être inquiété c'est qu'il n'avait rien á se rapprocher. Totalement inutile de revenir la dessus. Pareil pour les extraterrestre le plus souvent pacifiques... Lisez la série dans son ensemble et on pourra en reparler.
16 sept. 2017 à 04:12
William Cher Astrum, Le but de l'article n'est pas de se livrer à un critique esthétique du travail de R. Poïvet, mais simplement de replacer la série des "Pionniers de l'Espérance" dans son contexte historique. En vous souhaitant une bonne journée.
15 sept. 2017 à 12:57
astrum C'est vrai que cette série" les pionniers de l'espérance" c'est de la merde ! Nul dans l'idéologie le dessin tellement classique et tellement inspiré des américains et impossible à poivet de se renouveler. Et les histoires au mon dieux... Que des communistes !!!
15 sept. 2017 à 01:20
William Merci pour ce commentaire Zibbhebu... toute la collection chez Futuro... la classe ;-) !
10 sept. 2017 à 23:14
Zibbhebu Toujours intéressant ces articles. J'ai la série complète publiée par Futuropolis et le dessin de Poivet que j'adore évolue avec le temps, empruntant parfois la manière de Gillon. Pour etre franc, j'ai en revanche parfois beaucoup de mal avec le scénario, les bonnes intentions ne faisant pas toujours les bonnes histoires, mais ça c'est une considération personnelle (j'ai le meme sentiment avec Fils de Chine ; le dessin de Gillon sublime, le texte, illisible (pour moi du moins)).
8 sept. 2017 à 19:52
William Il n'y a pas de quoi Fazo. Merci pour ce commentaire toujours sympa à lire ;-)
7 sept. 2017 à 00:47
fazo La découverte et l’apprentissage est toujours un plaisir, merci William ; )
6 sept. 2017 à 22:53
William Tout à fait d'accord avec vous LL. C'est hélas un dessinateur un peu oublié, mais d'un talent rare.
4 sept. 2017 à 13:30
LL Raymond POIVET est véritablement un GRAND dessinateur. Pour moi, l'un des plus grands. Son trait, ses mises en page sont d'une modernité absolue, d'une efficacité redoutable. A découvrir ou redécouvrir.
4 sept. 2017 à 13:00
William Merci Buldbul ;-)
3 sept. 2017 à 23:56
buldbul Merci pour cet article remettant à l'honneur une très belle série assez oubliée...
3 sept. 2017 à 13:31