Du neuf dans les vieux fourneaux !

20 septembre 2017,  par  William Blanc

 

 

Trois vieux copains, nés dans un même village dans les années 1940, se retrouvent après des décennies. Ils représentent à eux trois les espoirs et les échecs des courants progressistes du XXe siècle.

Il y a d’abord Antoine, cinquante ans de syndicalisme au compteur dans l’usine locale devenue au fil des années une multinationale. Il y a aussi Pierrot, l’anar parisien, qui vit dans un squat et a fondé un collectif d’aveugles et d’handicapés à la retraite, « ni yeux, ni maître », qui organise des happenings pour aller casser les pieds une dernière fois, pour la route et pour le sport, aux bourgeois. Et puis il y a Mimile, l‘ancien rugbyman, trois tours du monde, une faillite, mais aussi le seul Français à avoir joué en première ligne dans l'équipe de rugby des Samoa, comme l'attestent les tatouages qui recouvrent son corps.
Voilà pour la galerie des personnages principaux  de cette formidable BD signée  Wilfrid Lupano au scénario et Paul Cauuet aux dessins qui évoque un peu le film Les vieux de la vieille (1960) de Gilles Grangier (avec Jean Gabin et Pierre Fresnay) tiré d'un livre écrit par René Fallet, un proche de Georges Brassens. L'histoire des trois premiers tomes (le quatrième à venir en novembre 2017) est dominée par des flashbacks plongeant les lecteurs dans des temps révolus de rêves et de révolte. Chaque tome se concentre d’ailleurs sur le passé de l’un des trois héros, qui revient le hanter et l’entraine lui et ses compagnons das des aventures rocambolesques, de Paris jusqu’en Italie en passant par le Pacifique.
Mais, derrière l’humour, il y a évidemment de la nostalgie et surtout de la mélancolie dans l’évocation de ces vies militantes. Une mélancolie de gauche, pour reprendre le titre du beau livre d’Enzo Traverso, une mélancolie de l’impuissance à avoir pu changer les choses.

 

Lupano Wilfrid (scénario), Cauuet Paul (dessins), Les vieux fourneaux, tome 1 "Ceux qui restent", 2014. Le monde de l'enfance, associé à la Nature, a été détruit par l'industrie. Le libéralisme, pour l'instant, a gagné.


Cette BD aurait pu être une énième évocation triste du fantôme des idéologies progressistes qui ont dominé l’histoire des XIXe et XXe siècles comme dans les classiques de la BD que sont les Phalanges de l’ordre noir (1979) et Partie de chasse (1983) de Pierre Christin et et Enki Bilal. En effet, ces deux ouvrages sont marqués par le désespoir d’une génération, celles des années 1980, qui voit s’effondrer progressivement le Mur de Berlin (n’oublions pas qu’Enki Bilal vient lui-même de la Yougoslavie, un pays socialiste) et qui embrasse, parfois avec amertume, parfois par lassitude, l’ultralibéralisme triomphant d’alors.

Dans Les Phalanges de l’ordre noir, deux groupes de vieux combattants antifascistes et fascistes, après s’être poursuivis tout au long de l’album, se massacrent mutuellement dans un ultime combat.

Dans Partie de chasse, ce sont des bureaucrates âgés des pays de l’Est qui, eux, se battent et s’entre-tuent pour des raisons vides de sens. Le dessin de Bilal, où dominent des tons gris et délavés, évoque admirablement la tristesse des grandes villes industrielles des pays vivant sous la dictature stalinienne dans lesquelles aucun rayon de soleil ne perce.

 

Christin Pierre (scénario), Bilal Enki (dessins), Partie de Chasse, 2e édition, 1990. Cette image est tirée de la postface publiée dans la seconde édition de Partie de Chasse, juste après la chute du Mur de Berlin, et montre un monde soviétique en ruine dans lequel errent les derniers survivants de la bureaucratie stalinienne. 

 

Rien de tout ça dans Les vieux fourneaux ! Le dessin est plus coloré, plus gai et surtout moins figuratif. Il rappelle le style de certaines bandes dessinées comiques, comme le Gaston Lagaffe d'André Franquin. Les temps ont changé. Les "vieux fourneaux" ont beau avoir un parcours similaire à celui des anciens combattants des Phalanges de l'ordre noir, leur militantisme ne les a pas conduit à l'auto-destruction. Le libéralisme a beau avoir triomphé, il convainc de moins en moins de monde, et surtout pas Sophie, la petite fille d'Antoine. Celle-ci n’est certes pas tendre envers la génération de son grand-père, tour à tour très en colère contre son machisme, contre son pensée écologique, et parfois même sa bêtise. Et pourtant, à sa manière, elle a décidé de prendre le relai, de vivre à la campagne, de tenir compagnie aux vieux fourneaux. Comme si la petite révolution commençait par retrouver des pratiques basiques de solidarité et d’entraide au milieu des champs de verdure. Comme si, en se prenant moins au sérieux, on arrivait en fin de compte à accomplir plus.

 

Lupano Wilfrid (scénario), Cauuet Paul (dessins), Les vieux fourneaux, tome 1 "Ceux qui restent", 2014. Sophie très fâchée contre ses aînés.

 

C'est aussi un peu l'option du collectif "Ni yeux ni maître" et de leurs "attentats gériatriques", sorte de regroupement conscients de Gaston rappelant à un monde libéral privilégiant l'utilitaire, la jeunesse et le profit immédiat l'existence des "handicapés", des "personnes âgés", bref de tous ceux que l'on classe trop rapidement dans la catégorie des inadaptés. Un propos qui n'est pas sans rappeler l'excellent roman Handi-gang de Cara Zina.

 

Lupano Wilfrid (scénario), Cauuet Paul (dessins), Les vieux fourneaux, tome 2, "Bonny and Pierrot", 2014. Le plan de bataille du collectif "Ni yeux, ni maître", ou lm'humour comme remède face au désespoir.


Les œuvres de Bilal et Christin étaient des constats d’échec amers, à la hauteur des désillusion provoquées par la fin d’une époque (que Christin, le scénariste de Valérian, évoquait déjà dans l'excellent album Les héros de l'équinoxe dont nous parlions ici). Depuis, les temps ont changé et  Wilfrid Lupano et Paul Cauuet, ont laissé place, dans leur BD, a une lueur d’espoir symbolisée par une jeune femme (dont le prénom Sophie provient du nom sophia qui signifie "sagesse") et son bébé, symbole d'un neuvième art politique qui a de beaux jours devant lui.

 

William Blanc

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2 commentaires
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William Oui, bien vu Zibbhebu, je n'avais pas pensé au lien avec le cinéma italien (d'autant que le premier tome des "Vieux Fourneaux" s'achève... en Italie). Les emmerdeurs hauts en couleur des "Vieux de la vieille" n'ont pas une conscience politique très poussée, mais ils finissent à un moment en prison pour avoir dit à un gendarme "mort aux vaches" (je crois que c'est Pierre Fresnay qui le dit). On retrouve un peu ce côté casse-pieds dans "Les vieux fourneaux" (surtout avec le collectif "Ni Yeux ni maître"). Et puis, les héros de la BD sont trois, tout comme les héros des "Vieux de la Vieille" ;-)
22 sept. 2017 à 09:46
Zibbhebu Une bande dessinée qui me rappelle le cinéma italien des années 70/80 avec sa nostalgie douce-amère comme "Nous nous sommes tant aimés" d'Ettore Scola. Les personnages ont probablement en partie été inspirés, ainsi que vous l'indiquez, par les Vieux de la vieille, mais avec une différence de taille, les trois lascars du roman de Fallet n'avaient aucune conscience politique, c'était juste des emmerdeurs haut en couleur...comme je les aime.
21 sept. 2017 à 18:59