Le Si... si... si... : MV9957

20 septembre 2019,  par  2DGalleries

 

Ce mois-ci c'est MV9957 qui répond aux questions du Si... si... si... !

 

 

1. Si je devais citer un élément déclencheur qui m'a poussé à acquérir mon premier original et donné envie de collectionner ?

 

J’ai acheté ma première planche il y a très longtemps, avec mes premiers salaires alors que j’étais un tout jeune adulte. C’était la planche de William Vance – Bob Morane ; je ne me souviens plus pourquoi je l’avais achetée, mais elle est toujours accrochée dans ma galerie :

 

 

 

 

Extrait de planche de Bob Morane par William Vance
 

 

 

 

Dans la foulée j’ai plongé dans la vie active…et j’ai complètement oublié la BD ! J’ai continué à en lire, mais peu et parmi d’autres lectures, sans qu’elle ne constitue désormais un point focal dans ma vie. J’étais dans l’action et j’avais d’autres centres d’intérêt. En outre la lecture de BD devint matériellement compliquée puisque j’ai passé la moitié de ma vie professionnelle dans des pays lointains et exotiques.

 

Ce n’est qu’à mon départ en retraite que le goût des BD m’est revenu, par hasard et comme une vague puissante venant de loin après un tremblement de terre. J’ai eu l’opportunité d’acquérir, sans que je ne la cherche vraiment, cette planche de Gérard Lauzier que j’adore :


 

 

 

 

Tranches de vie par Gérard Lauzier
 

 

 

 

Lauzier m’a toujours fasciné, son acuité, son mordant, sa méchanceté. Il démontait les mythes de la modernité et les apparences sociales comme les enfants démontent les Lego, avec une férocité jubilatoire. Lauzier eut une carrière protéiforme puisque, outre la BD, il écrivit et travailla pour le théâtre et le cinéma, en y transposant même certaines de ses BDs.

Force est de constater pourtant que toute sa causticité, toute sa férocité, et toute son originalité, disparaissaient hors du cadre de la BD. J’en avais conclu que le vecteur BD pouvait être plus pertinent que d’autres vecteurs pour dire certaines choses.

 

Cette planche fut ma madeleine de Proust et l’élément déclencheur. Je me suis dit que dénicher de-ci de-là, en papillonnant, une planche originale sortant des sentiers battus, serait un exercice amusant qui occuperait, parmi d’autres activités, une partie de mon nouveau temps libre.

 

En aucun cas pourtant je ne voulais que ça devienne une obsession ou un gouffre financier. En résumé je me sens plus fouineur aux Puces que client des grands antiquaires, plus explorateur à la recherche de bonnes surprises que soucieux de cocher les cases d’une liste. Du coup je ne suis pas sûr que l’on puisse vraiment me qualifier de collectionneur.

 

 

2. Si je pouvais ajouter à ma collection une œuvre présentée  actuellement dans les galeries de 

2DG ?

 

 

 

 

"Partie de Chasse", planche originale d'Enki Bilal dans la collection de Valérian

 

 

 

 

La dimension prophétique de cette œuvre a déjà été abondamment soulignée un peu partout. Inutile d’en rajouter sur le côté Pythie à Delphes de l’œuvre.

Je vais par contre m’attarder un instant sur les raisons qui me portent à choisir cette œuvre et le contexte de sa publication. Primo, pour moi et ceux de ma génération c’est le reflet d’un moment important de notre histoire récente. Secundo, c’est encore une preuve, s’il en fallait une, de la pertinence de la BD en tant que regard sur le monde.


Partie de Chasse est publiée en 1983. Cette année marque l’acmé de la crise des euromissiles : pour faire face à l’installation des SS20 par les soviétiques l’Occident décide d’installer des Pershing en Europe de l’Ouest. Les soviétiques joueront des opinions publiques occidentales contre leurs gouvernements, au travers de leurs partis affidés et de la manipulation des mouvements pacifistes. La course aux armements fut le coup de grâce économique pour l’URSS qui s’effondra dans un grand fracas quelques années plus tard.

On s’aperçut alors que le régime était vermoulu et miné de l’intérieur, ce qu’illustre Partie de Chasse, qui finit donc par cette planche, celle du suicide et des illusions perdues.

 

Le communisme et l’URSS constituaient encore un des thèmes centraux de notre vie politique et intellectuelle. Quelques œuvres marquantes venues de l’extérieur avaient contribué fortement à dessiller les yeux des intellectuels français qui ont pendant très longtemps fait preuve d’une complaisance plus que coupable à l’égard de l’Union Soviétique (rappelez-vous simplement Jean-Paul Sartre déclamant que « tout anti-communiste était un chien »), par exemple L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, ou le film L’Aveu de Costa-Gavras tiré du livre d’Arthur London. Le Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler, que j’avais lu à l’adolescence, m’avait profondément marqué, ainsi que La Plaisanterie de Milan Kundera que je découvris à ce moment et Le Montage de Vladimir Volkoff.


La fin du communisme correspond au début de la révolution conservatrice impulsée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. C’est en 1983 que le 1er gouvernement socialiste de François Mitterrand prend le tournant de la rigueur. Là aussi c’est la fin des illusions, l’atterrissage est brutal. En ce début des années 80, le Parti Communiste français enfin, entame la chute qui le mènera aux oubliettes de l’histoire. Leurs courbes se croisent à ce moment avec celles du Front National émergent.

 

Partie de Chasse est donc une œuvre éminemment représentative de ce carrefour de l’histoire, de ce changement de paradigme. Sa portée dépasse les convulsions de la stricte URSS mourante. Partie de Chasse cristallise la fin des illusions nées de l’après-guerre. La BD donnant des clés pour comprendre le monde tel qu’il va ! Je me demande ce qu’en pensent les générations suivantes pour qui les mots URSS, guerre froide, communisme, Reagan et Thatcher ne signifient sans doute plus rien ?

 

 

 

 

 

"Los Angeles - L’Etoile oubliée de Laurie Bloom", dessin d'Enki Bilal

 

 

 

J’ai adoré les œuvres du tandem Bilal-Christin, leurs fictions politiques et leurs enquêtes de faux journalisme (Cœurs Sanglants et Los Angeles – L’Etoile oubliée de Laurie Bloom). Je n’ai en revanche pas accroché aux œuvres qui ont suivi, où Bilal qui avait peut-être choppé le melon, est resté seul maître à bord.

 

La virtuosité du dessin, évidente bien entendu, ne suffit pas en soi à faire une bonne BD, pas plus que des phrases ampoulées ne font un bon roman, ni que les effets spéciaux seuls ne font un bon film. Jean Gabin avait coutume de répéter cette phrase de Julien Duvivier : « Il faut trois choses pour faire un bon film : d’abord une bonne histoire, puis une bonne histoire, et enfin une bonne histoire ».

 

A tel point qu’en y repensant, je me demande s’il ne faut pas attribuer le mérite de Partie de Chasse à Christin plutôt qu’à Bilal ? (Provocation ! ha, ha, ha !). Bravo et merci à Valerian, c’est de loin la planche la plus emblématique et la plus belle de cette œuvre clé.

 

 

3. Si je ne devais conserver qu'une seule œuvre dans ma collection ?

 

Théoriquement on peut répondre à cette question de façon différente selon que l’on privilégie l’esthétique, l’importance historique, l’anecdotique lié aux circonstances de l’achat, ou encore, pourquoi pas, par spéculation financière sur l’évolution du prix des œuvres.


Je me suis planté devant mes œuvres en me posant cette terrible question. Hélas, aucun des critères que je viens d’évoquer ne fonctionne. La seule chose qui finalement compte pour moi c’est ce que j’y ai mis de moi-même, quelle petite part de mon histoire ou de ma personnalité reflète chacune de ces œuvres.

 

Mais du coup ça rend le choix encore plus terrible. Faire un choix sur la base de critères rationnels est une chose (encore qu’on puisse discuter de l’objectivité du critère esthétique), en faire un quand vous êtes intimement impliqué en est une autre. Bon, j’ai accepté le jeu, je vais donc aller jusqu’au bout : je garderais la planche de Vincent Bailly pour Mon père était boxeur: 

 

 

 

 

"Mon père était boxeur", planche originale par Vincent Bailly

 

 

 

Elle touche à quelque chose de très intime et sensible : la relation père-enfant. La vie qui vous cabosse, si fort hier et si lamentable aujourd’hui, une force qui surgit de la faiblesse, l’éloignement et les liens indéfectibles, l’amour indicible et la force du regard, il y a tout ça dans ces trois cases.

 

C’est l’histoire de Barbara Pellerin, ce n’est pas la mienne, mais Vincent Bailly aborde le sujet avec une telle intelligence et sensibilité, que cette planche fait vibrer ce thème chez moi.



 

4. Si je pouvais avec un budget de 5 000 € acquérir une ou plusieurs œuvres parmi celles proposées en vente sur 2DG ?

 

Cette planche de La Jonque Fantôme vue de l’Orchestre par Jean Claude Forest :

 

 

 

 

La Jonque fantôme vue de l'orchestre par Jean Claude Forest

 

 

 

 

 

Et cette planche du Roman de Renard par Max Cabanes et Jean Claude Forest  :

 

 

 

 

 

Le roman de Renard par Jean Claude Forest, Max Cabanes

 

 


J’avais lu Barbarella, bien sûr. Sa réputation était telle qu’il était difficile de passer à côté. Bof, bof, j’avoue que ça ne m’avait pas fait plus d’effet que cela, sans doute parce qu’à l’époque où je l’ai lu l’effet whaouh était déjà passé.

Par contre, le fantastique poétique de Enfants c’est l’Hydragon qui passe, La Jonque Fantôme vue de l’Orchestre et Mystérieuse, matin, midi et soir, m’avaient enchanté.

 

Et puis, comment oublier ses scénarios pour Gillon (Les Naufragés du Temps), Tardi (Ici Même) et Cabanes (Le Roman de Renard). Je profiterais de ce budget inespéré pour rendre hommage à cet immense auteur, un des pionniers qui ont permis que la BD devienne adulte, un de ceux qui ont su transposer de façon légère et heureuse la littérature dans la BD (certes, l’inspiration de Jules Vernes rend la tâche plus aisée).


NB : il me faudrait évidemment négocier les 700 € de rab !

 


5. Si j’étais un personnage de Bande Dessinée ?

 

Tintin. D’ailleurs mon image iconique est la couverture de Tintin au Congo, qu’un jeune congolais peignit pour moi à Pointe-Noire et mit à mon nom :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce qui est important pour moi c’est la lecture, toutes les lectures, et la BD y occupe une place de choix bien entendu. Aussi loin que ma mémoire remonte, j’ai un livre à la main.

 

A chaque fin de mois, lorsque tout gamin je rapportais le bulletin scolaire et que j’avais bien travaillé, mon père me demandait : que veux-tu comme cadeau ?

Réponse invariable : un livre (un vrai chien de Pavlov !), et c’était très souvent un album de BD (qui n’étaient alors pas si nombreux).

 

Mes premiers héros habitaient tous dans Vaillant (Pif le chien, Placid et Muzo, Arthur le Fantôme, Nanar Jujube et Piette, Gai-Luron, Le Concombre Masqué, Totoche, Corinne et Jeannot, Davy Crockett, Nasdine Hodja, Yves le Loup, Teddy Ted, Le Grêlé 7/13, Les Pionniers de l’Espérance, etc.).

 

 

 

 

Couverture du périodique Vaillant

 

 

 

Vaillant était édité par le Parti Communiste et dans ma cité nous étions donc tous « marxistes tendance Pif le Chien » (emprunté à « Oscar » de Renaud). Vaillant est resté à tout jamais ma première bible que je vénère toujours. Pourtant ce n’est pas un de ces héros qui m’a servi de modèle.

 

En effet, toutes les lectures n’impactent pas de la même façon. Si la plupart procurent un plaisir plus ou moins éphémère, quelques-unes marquent durablement et font grandir, mais on ne s’en rend pas forcément compte tout de suite. Tintin, cet ectoplasme avec sa morale à deux balles, sans famille, sans aspérité ni sexualité, rien, même pas une tache sur son pull ni un accroc à son futal … tellement rien que chacun peut s’y reconnaître et s’y projeter.

 

Et pourtant ! C’est lui, j’en suis persuadé, qui m’a injecté sa bougeotte, qui m’a transmis le goût du voyage. Tintin c’est aussi beaucoup plus que cela : Tintin n’est pas un rêveur, il est dans le monde réel avec lequel il se bat, avec un code moral et comportemental, il règle des problèmes ici et maintenant et il reste positif….tout compte fait, il m’a peut-être aussi fourni les bases d’une éthique, allez savoir. Le premier Tintin que j’ai lu c’était « Tintin au pays de l’or noir » …. Et j’ai fait ma carrière dans l’industrie pétrolière !

 

 

 

 

Couverture de "Tintin au pays de l'Or Noir" 

 

 

 

Peut-être que si j’avais d’abord lu « Objectif Lune » j’aurais fait ma carrière chez Ariane Espace ?


D’une certaine façon, je suis devenu Tintin.

 

 


6. Si j'avais la possibilité de passer une journée avec un artiste disparu ?

 

Hugo Pratt. Et cette journée nous la passerions à Buenos Aires, là où il avait vécu sa vie de jeune adulte, de 1950 à 1962, attablés au Café Tortoni à côté de la statue de cire de Jorge Luis Borges.

 

 

 

 

Hugo Pratt 

 

 

 

 

7. Si je pouvais poser une question à cet auteur ?

 

A cet homme qui dit-on possédait quelques 30 000 livres, en guise d’entrée en matière je demanderais : pourquoi Corto n’a-t ’il jamais été que ce spectateur distant et ironique, et pourquoi n’a-t-il jamais choisi parmi toutes ces femmes splendides ?


Voyez plutôt le dialogue entre Bouche Dorée et Corto Maltese dans L’Aigle du Brésil :

« Alors, joli marin, tu pars ? Je suis bien obligé…Je ne suis pas de ceux qui prennent racine. … / … Ah, oui…oui…Mais souviens toi de nous. Tu as une maison ici. Ne reviens pas trop vieux. Ce que tu cherches n’existe pas. »


Les voyages de Corto Maltese couvrent toute la géographie et l’histoire de ce début de XXème siècle enfiévré.

Aucun conflit, aucun acteur, aucune légende ne manquent à l’appel, revoyez la couverture des Celtiques : « Avec la joyeuse participation de … < liste à la Prévert >… ».

 

Corto Maltese n’est qu’une sorte de facilitateur, un miroir qui sert de révélateur, mais jamais l’acteur central qui fait bouger les choses. En vérité la liste de ses voyages et de ses errances est une sorte de catalogue de bibliothèque. Cherchez un auteur, vous le trouverez, le plus souvent mentionné de façon indirecte ou voilée, parfois nommé, parfois explicitement cité comme Rimbaud dans Les Ethiopiques, où le commandant du fort lit à voix haute Ma Bohème : « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées… ».

 

 

 

 

 

 

 

En fait Corto Maltese n’est qu’un rêve éveillé, la projection des nuits d’insomnie de ce lecteur infatigable au cours desquelles il revisitait ses découvertes livresques du monde.
Dialogue entre elfes, fées et enchanteurs dans Songe d’un matin d’hiver (Les Celtiques) :


Oberon : « …. Il n’y a personne … »
Morgane : « Non. Il y a quelqu’un … Ce marin qui dort … Ou peut-être qui songe. »
Merlin : « Oui … Mais il songe les yeux ouverts et ceux qui songent les yeux ouverts sont
dangereux parce qu’ils ne savent pas quand leur rêve prend fin. »


J’imagine que chaque lecteur de Corto Maltese s’amuse à identifier les petits cailloux littéraires qu’Hugo Pratt a semé dans son œuvre, et plus particulièrement ceux relatifs à ses auteurs fétiches. Pratt ayant puisé à tellement de sources, on peut entrer dans son œuvre par beaucoup de portes.

Pour ma part, je suis certain que Hugo Pratt a été envoûté à Buenos Aires par ce même Jorge Luis Borges qu’Umberto Eco avait représenté en bibliothécaire aveugle (ce que Borges devint véritablement dans la vie) et effrayant dans Le Nom de la Rose.

 

J’ai évidemment trouvé mes petits cailloux littéraires dans Tango :

Début du livre : Fosforito, un ancien ami de Corto lui demande : « Comment as-tu pu t’éloigner aussi longtemps de Buenos Aires, querido ? » (le mot « querido » n’est nullement une allusion homosexuelle, mais la référence au vieux tango Mi Buenos Aires querido).

 

Plus loin, Corto : « Je vais aller dans un endroit que je connais, près de la station Borges ». A cette même station Borges, Corto rêve éveillé face aux deux lunes dans le ciel, dont l’une dit à l’autre :

« Comment peux-tu comprendre ce que nous sommes ou ce que je suis ? Ici, à Borges, je suis double ! ».

 

Enfin, à deux reprises Corto lit des œuvres de Leopoldo Lugones, un auteur argentin à qui Jorge Luis Borges rendit hommage dans le prologue d’un de ses livres en imaginant une scène dans la bibliothèque que Lugones dirigea pendant des années. Et je ne mentionne même pas les déambulations dans un Buenos Aires littéraire et fantasmé :

 

 

 

Tango par Hugo Pratt

 

 

Au-delà des jeux de piste et des citations, je vois une immense influence de Borges sur Hugo Pratt. Prenons les thèmes développés comme des vertiges géométriques et métaphysiques par Borges dans trois nouvelles du recueil Fictions :


D’abord Funes ou la mémoire : une mémoire infirme parce qu’elle refuse obstinément de faire le tri, une hypermnésie dans les nuits sans sommeil qui produit une surabondance et un fatras de souvenirs, empêchant la prise de décision et l’action.


Puis Les ruines circulaires où un homme crée, en rêve, un autre homme et lui donne vie. La nouvelle se clôt par cette dernière phrase : « Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver ».

 

Enfin La Bibliothèque de Babel qui commence par ces mots : « L’Univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) … ».

 

Plus loin : « Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j’ai voyagé dans ma jeunesse ; j’ai effectué des pèlerinages à la recherche d’un livre et peut-être du catalogue des catalogues », ou encore : « Une autre superstition de ces âges est arrivée jusqu’à nous : celle de L’Homme du Livre. Sur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres : il y a un bibliothécaire qui a pris connaissance de ce livre et qui est semblable à un dieu ».

 

Et enfin : « La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes ».

 

 

 

Hugo Pratt, dans sa bibliothèque

 

 

Pour moi Corto Maltese n’est qu’un fantôme. A Hugo Pratt dont la maison dit-on ressemblait à une bibliothèque, j’aurais en fait demandé s’il avait réussi à sortir du labyrinthe.

 

 


8. Si je ne devais posséder qu'un seul album dédicacé dans ma collection ?

 

Hamster Jovial. Soyons clairs, je parle d’une dédicace que j’aurais aimé avoir.

Deux des grandes passions de ma génération réunies ici : le rock et le sens critique tel que Gotlib nous l’a appris. Gotlib c’était Vaillant, Pilote, L’Écho des Savanes et, on l’oublie trop souvent, Rock et Folk.

 

Je vois le truc monstrueux d’ici : en guise de dédicace mon homonyme Marcel m’aurait croqué en Hamster Jovial, pitoyable dans un exercice d’air guitar mimant n’importe lequel de mes guitar heroes, ou bien encore dans la peau d’un des membres de mon premier groupe mythique quand j’étais ado, les Who, dans la peau de Keith Moon par exemple, le batteur pochetron, défonçant sa batterie et se battant avec le chanteur. Je serais évidemment ridicule, mais quel pied !

 

J’en profite pour rendre hommage à l’heureux membre de 2DG Tarkey, possesseur de la planche dédiée à Elvis :

 

 

 

 

Planche de Hamster Jovial par Marcel Gotlib, dans la collection de Tarkey

 

 

 

 

9. Si je pouvais lire la suite d’une bd ?

 

Toutes les séries que j’ai aimées n’ont pas toujours eu un épilogue brillant, c’est une litote. Une fois le filon épuisé, elles ont parfois fini en eau de boudin. Prenez Blueberry par exemple. A quoi servirait-il de le prolonger encore plus alors qu’il n’y avait visiblement plus grand-chose à dire ? Pour le voir à l’hospice, très vieux, très fripé et très ratatiné comme Dustin Hoffman dans Little Big Man ? N’est pas Arthur Penn qui veut.

 

Du coup les éditeurs ont contourné la difficulté en lui inventant des vies parallèles : La Jeunesse de Blueberry et Marshall Blueberry. Quel intérêt ? A quoi ça sert, si ce n’est pour répéter à l’infini les mêmes schémas ? De la même façon, à quoi servent les suites de Corto Maltese, de Blake et Mortimer, d’Alix ou de Lefranc ? Et Astérix alors, mort avec Goscinny, qui reconnaît son zombie ?

Revenant à mes héros absolus : de façon contrainte ou voulue il n’y a pas eu de suite à Tintin, et Jean Giraud, dit Gir, dit Moebius, s’est inventé des vies parallèles pour échapper à l’ennui de la répétition et rester créatif. Je suis intimement convaincu qu’il vaut mieux partir en laissant des regrets que de l’ennui.


La BD, comme la littérature ou le cinéma est une étrange industrie où se mêlent l’art et le business. Les "sequels" (ou séquelles, comme on voudra) sont économiquement nécessaires. Pour ma part, tant qu’il y a de la place pour les vrais créateurs, ça me va.


Mais puisqu’il faut bien jouer le jeu, je vais me tirer de cette figure imposée par une pirouette. J’aimerais lire la suite des adaptations de Manchette par Cabanes.

 

 

 

 

Nada par Max Cabanes et Doug headline, adapté de l'œuvre Jean-Patrick Manchette

 

 

 

Voici enfin la réponse de MV9957 à une question imaginée par Barleycorn lors du précédent Si... si... si... :

 

 

 Si vous deviez léguer votre collection, quelle personne ou institution désigneriez-vous et quels types de directives ou de conseils pourriez-vous laisser ?

 

C’est une très bonne question mon cher Barleycorn, je te remercie de me l’avoir posée ! …. Silence……
Non, je blague, je vais essayer de répondre.

 

Il y a d’abord un présupposé à cette question : que cette collection ait bien sûr une valeur artistique et/ou culturelle significative, sinon à quoi bon ?
 

Il me semble ensuite que l’expression « léguer votre collection » doit être définie. Elle peut signifier :

 

a) Sortir la collection de l’héritage allant aux héritiers naturels, mes descendants, et en faire don à une entité tierce. La question deviendrait alors : pourquoi faire cela ?

b) Mes héritiers s’en foutent comme de l’an 40, et je fais une dation pour payer mes droits de succession, parce que je suis très riche.

c) Je n’ai pas d’héritiers, et donc pas de soucis sentimentaux, et donc je peux faire un choix rationnel.
 

Faisons simple, faisons abstraction des héritiers qui ne sont là que pour vous pomper le sang, d’une richesse fantasmée et des soucis fiscaux imposés par le Comte Dracul’Etat.
 

Je choisirais d’en faire don à un musée de la BD, pour un large partage. C’est un acte rationnel…. mais pas que ! Cet acte aurait une contrepartie égotique.

La terre entière (soyons modestes, au moins les visiteurs qui lisent les plaquettes notices sous les œuvres) saurait que c’est moi qui ai réuni ces pièces, et sur mon nuage, tel un corbeau tenant dans son bec un fromage, j’en serais flatté. Et puis, j’aurai réussi à me conformer à un certain idéal du moi, un idéal désintéressé, et les caresses à l’égo, ça n’a pas de prix.

 

Oublions mon ego surdimensionné. J’en ferais don à Angoulême. Leur collection mériterait de s’agrandir ; elle est relativement limitée à mon avis, sur les périodes plus récentes en tout cas.

 

Angoulême est plus qu’un simple musée. Le musée est le complément idéal du festival d’une part, et a une vocation pédagogique d’autre part. En outre il y a l’école de dessin. Ça forme un tout qui est plus que la somme des parties.

 

 

 

 

 

Le musée d'Angoulême

 

 

 

Quelles autres solutions s’offriraient à moi ?

 

Le seul pays qui, pour moi, pourrait être une alternative à la France, serait l’Espagne.

Mais la BD n’y a pas la même importance qu’ici, et il n’y a pas encore d’institutions.

 

Quelles sont les alternatives en France ?

 

Il se pourrait qu’à l’avenir le musée de la BD de Michel-Edouard Leclerc voit le jour. Je ne sais pas où il en est en ce moment (il paraît qu’il possède 8 000 planches originales), mais j’ai vu une petite partie de sa collection qu’il avait prêtée pour la fantastique exposition « 1975-1997 Révolution Bande Dessinée » centrée sur Métal Hurlant et A Suivre. C’était à tomber, ça m’a foutu les poils comme on dit aujourd’hui. S’il va au bout de son projet, les autres ont du soucià se faire. Raison de plus pour aider Angoulême ; Michel-Edouard Leclerc pour sa part n’a besoin de personne.

 

Quant aux directives, j’aimerais évidemment que mon leg ne finisse pas dans les caves du musée (ce qui arrive souvent avec les musées trop riches), mais ça fait partie du jeu. La seule condition que j’y mettrais, serait l’obligation de prêter aux expositions qui s’organisent à droite et à gauche sur le thème de la BD. Dans ce domaine Angoulême a démontré son savoir-faire (je me souviens avec émotion de celle consacrée à Will Eisner).

 

Mais compte tenu des capacités d’accueil et hébergement très limitées (c’est un euphémisme) et de la localisation géographique, il est raisonnable de se poser la question des limites posées par Angoulême au développement de la BD.

 

En attendant, il faut, et ce serait donc ma condition, favoriser et développer les échanges. Je rappelle à titre d’exemple les magnifiques expositions consacrées à Métal Hurlant – A Suivre que j’ai déjà mentionnée (que j’ai vue à Liège), à Moebius à la Fondation Cartier, Shoah et Bande Dessinée au Mémorial de la Shoah, Les Mondes de Gotlib au Musée du Judaïsme, etc.

 

 

Nous remercions MV9957 pour sa participation.

Rendez-vous le mois prochain !

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14 commentaires
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Valerian Super Si Si si , très intéressant et très documenté .
6 juin 2023 à 10:40
philofanfan Collectionneur ou non, vous avez Marcel - à l'image de Lauzier dont vous vantez (à très juste titre) l'acuité - une sagacité qui force le respect. Passionnant et enthousiasmant Si...si...si que celui-ci.
4 sept. 2021 à 10:30
boby Waouh ! Chapeau bas pour ce récit ! Il est aussi intéressant dans la forme que dans le fond ! Merci à vous pour ce partage de vie.
21 oct. 2019 à 20:46
BrunoPLZ Une très belle rubrique, c'est toujours un plaisir de partager les idées et les envies des collectionneurs. Bravo pour cette très belle construction MV9957.
14 oct. 2019 à 13:44
Kiki06 Un si...si...si très bien ficelé. Merci pour ce moment de lecture agréable.
9 oct. 2019 à 20:29
DanielSansespace Eh ben, quelle prose! Merci pour cette lecture très agréable.
26 sept. 2019 à 23:09
Boris Beau texte, mais je m’insurge: la planche de fin de Partie de Chasse est pour moin si un jour Valerian devient assez fou pour s’en séparer :))
24 sept. 2019 à 11:36
TristanBD Merci pour ce Si..si..si
23 sept. 2019 à 12:55
Barleycorn Merci pour ce riche Si...si...si et pour ta réponse à ma question. Je vais de ce pas apporter quelques modifications à mes directives, car cela m'emmerderait au plus haut point que ma famille disperse ma collection au gré du vent tout ça pour se payer le dernier computer à la mode ou dans le meilleur des cas un suv blanc nacré ! Alors qu'une plaque à mon nom dans un musée, là oui ça le fait ;-)
23 sept. 2019 à 10:29
fazo Et moi qui avais peur d'être trop long lors de la rédaction du mien... quand je vois ce garnissage aussi long que bon, je frôle l'envie de refaire le mien ; ) . Je n’ajouterai rien de plus que TonTonCalou excepté de souligner les quelques traits d'humour fin distillés, dont le Dracul'état, magique !
22 sept. 2019 à 15:12
Tarkey Oui, superbes mises en perspectives, vos planches devenant les nœuds d'un vaste filet historique et artistique particulièrement fin et dense. Merci des partages
21 sept. 2019 à 18:23
Difool Entiérement d'accord avec Tonton !
21 sept. 2019 à 17:13
Anthracite Bravo pour ce si...si...si... Intelligent et érudit !
20 sept. 2019 à 23:33
Spirou Une rubrique passionnante. Merci ! (P.S. : A propos de vos commentaires très pertinents sur "Partie de Chasse", on peut mentionner également le "Retour de l'URSS" d'André GIDE, qui date de... 1936).
20 sept. 2019 à 22:26