Howard the Duck président

5 mai 2017,  par  William Blanc

 

    Le milieu des années 1970 a été marqué par une période d'intense créativité au sein des éditions Marvel, que symbolise l'apparition de nouveaux personnages comme Conan (dessiné notamment par John Buscema), mais aussi les aventures illustrées par Gene Colan ou les fables métaphysico-cosmiques de Jim Starlin. Mais, de tous ces personnages un peu fous, Howard the Duck, création de Steve Gerber en décembre 1973 dans Adventure into Fear #19, sort du lot.

    Pourquoi ? Tout d'abord parce qu'il s'inscrit dans un contexte de transformation des funny animals, les bandes dessinées américaines animalières. Longtemps confiné à un registre infantile (notamment par la firme Disney), des créateurs, à partir des années 1970, décident de donner au genre un ton plus satirique et de s'attaquer à des thèmes politiques et sociaux. C'est d'autant plus facile que la métaphore animalière permet d'aborder des sujets brûlants sans en avoir l'air (Art Spiegelman fera de même avec Maus à partir de 1980). Robert Crumb est sans doute le premier à faire du funny animals pour adultes, avec le comic-strip Fritz the Cat (1965-1972) décrivant les aventures d'un chat marginal et libéré sexuellement, vite adaptées au cinéma par Ralph Bakshi en 1972. Ce dernier continue sur la lancée avec le long-métrage Coonskin (1975), polar animé mettant en scène, près de 30 ans avant Blacksad, un polar avec des animaux afro-américains.

    Bref, Howard the Duck ne sort pas de nulle part. Il constitue une tentative de Marvel de copier le discours des comics undergrounds et de capter leur public. Mais, loin de rester dans les clous, Steve Gerber, va imposer avec son canard un ton très personnel. Car, loin d'être une simple blague, le palmipède est surtout une métaphore de l'humain normal (et de son créateur), voire du geek associal, confronté à un monde qui le dépasse. Le sous-titre du comic-book Howard the Duck, lancé en janvier 1976, et ce dès le numéro #1, le dit clairement et décrit le canard comme étant "prisonnier d'un monde qu'il n'a pas fait" ("trapped in a world he never made").

 

Gerber Steve (scénario), Brunner Frank (dessins), Giant-Size Man-Thing, 5, août 1975. Commentaire : le héros réduit à la condition d'être humain normal, incompris à cause de sa différence et avec la forte impression d'être constamment plumé. C'est ça, l'essence des aventures d'Howard the Duck.

   

Howard, c'est donc l'exact opposé du super-héros. Échouant régulièrement, jamais pris au sérieux (dès sa première aventure sur Terre, il est fait prisonnier par la police dans Giant-Size Man-Thing #5 – août 1975), affrontant des ennemis ridicules (comme la vache vampire de l'enfer, la fameuse Hellcow), doté d'un corps faible et petit, mais aussi d'une addiction (au cigare) et d'une libido inversement proportionnelle à sa taille, le canard le plus célèbre de Marvel semble avoir été créé pour représenter à la perfection le lecteur moyen de comics. Ce qui explique sans doute son succès fulgurant. À la surprise de l'éditeur, le premier numéro du comic-book à lui être entièrement consacré s'écoule rapidement au point de devenir une rareté que l'on s'arrache à prix d'or, pour le plus grand plaisir des premiers marchands spécialisés de comics qui commencent à voir le jour à la même époque.

    Fort de ce succès, Gerber s'amuse rapidement a mettre dans la bouche d'Howard toutes les critiques sociales qui lui passent par la tête.  Dans l'extraordinaire numéro 3 d'Howard the Duck (intitulé Master of Qwack Fu) publié en mai 1976, il s'attaque aux discours virilistes des films d'action (avec l'aide de John Buscema aux dessins) et à la violence dans la culture populaire. À travers le personnage de Macho, sorte de justicier des rues hyperviolent, Steve Gerber écorne quelques héros urbains à la mode dont certains sont développés au même moment pour la firme Marvel, comme Power Man (dont nous parlions ici).   

   

Gerber Steve (scénario), Buscema John (dessins), Howard the Duck, 3, mai 1976. Commentaire : Steve Gerber déteste les personnages de justiciers à tel point qu'il n'hésite pas à pousser le personnage de Macho dans le vide. Une chute provoquée par la violence même du personnage qui cherchait à tuer Howard. Comme le dit le texte : "Lui, un guerrier de la rue (…) écrasé comme un insecte (…) par un nain, sans aucune force." Howard, c'est déjà la revanche du geek sur les brutes.

   

Mais le moment le plus subversif d'Howard reste sans doute sa candidature à l'élection présidentielle américaine de 1976. L'époque n'est pas à l'optimisme. Après la démission de Richard Nixon, poussé vers la sortie lors de l'affaire du Watergate, une grande partie du public ne croit plus à la politique ni à la capacité de l'Amérique à incarner un modèle. Cela se ressent y compris dans les comics où, après avoir découvert un complot au cœur même de la Maison Blanche dans dans Captain America and the Falcon, #175 (juillet 1974), Captain America quitte son costume pour devenir un héros apatride : Nomad (rappelez-vous, nous en parlions ici). Gerber, de son côté, loin de céder au désespoir, préfère mettre en scène à travers Howard un citoyen moyen se présentant aux élections afin de bousculer une donne déjà écrite à l'avance. C'est ainsi que, dès le numéro 4 d'Howard the Duck (juillet 1976), il annonce la candidature de son héros palmé face à Gerald Ford (républicain, successeur de Nixon) et Jimmy Carter (démocrate, futur vainqueur).

 

Gerber Steve (scénario), Colan Gene (couverture), Howard the Duck, 8, janvier 1977. Commentaire. Howard dans la course à la présidence, ou l'ironie comme remède aux désillusions de la vie politique. Gerber se permet même de rire, en couverture, de l'assassinat des frères Kennedy (en 1963 et 1968) en montrant un tireur isolé qui, après avoir tenté de tuer le célèbre canard, déclare "je pensais que la saison était ouverte".

   

Là encore, il ne s'agit pas d'une simple blague de potache. Steve Gerber fait réellement produire des badges "Howard président" que les fans achètent et arborent comme un petit geste de défi face à un système qui, pensent-ils, ne les représente pas (ou plus). Ce n'est pas la première fois qu'un personnage de fiction est mobilisé pour critiquer le système électoral et des candidats trop fades. À la fin des années 1960, les campus américains avaient vu fleurir des badges appelant à voter pour Gandalf, le magicien de l'univers de J.R.R. Tolkien.

 

L'annonce de la candidature d'Howard et le lancement de la vente des badge dans Howard the Duck, 4, juillet 1976.

   

Mais cette fois, Howard bénéficie de toute la puissance médiatique de Marvel Comics, et Gerber, conscient de cela, en profite largement. Il s'amuse dans Marvel Treasury Edition #12 (1976 – dessiné par Sal Buscema) à écrire une fausse interview d'Howard et à collecter des soutiens de super-héros à sa candidature. Dans le numéro 8 d'Howard the Duck paru en janvier 1977 (et dessiné lui par Gene Colan), il va plus loin, en mettant en scène un débat télévisé entre Ford, Carter et Howard. Celui-ci, interrogé par une caricature du journaliste Walter Cronkite qui s'étonne de voir un canard se lancer dans la course à la Maison Blanche, répond crânement : "Pourquoi pas ? Ce pays a été dirigé par des dindes depuis deux cents ans."

 

Gerber Steve (scénario), Colan Gene (couverture), Howard the Duck, 8, janvier 1977.   
Gerber Steve (scénario), Colan Gene (couverture), Howard the Duck, 8, janvier 1977.   

   

On a jamais parlé aussi ouvertement de politique dans un comic-book. Même lorsque Captain America découvre un complot au sein de la Maison Blanche, le nom du président n'est jamais ouvertement prononcé (bien que tout le monde se doute qu'il s'agit de Richard Nixon). Avec Howard s'ouvre donc une nouvelle ère des comics dans laquelle la politique réelle est évoquée explicitement (ce sera aussi le cas dans les Watchmen dans les années 1980 ou dans le Dark Knight Returns de Frank Miller que nous avons analysé ici).  

 

Gerber Steve (scénario surréaliste), Coaln Gene (dessin de couverture), Howard the Duck, 16, septembre 1977. Commentaire : Howard confronté à son pire ennemi, son créateur, c'est aussi Gerber confronté à sa création et à ses pannes d'inspirations.

   

Cette liberté de ton finit par déplaire au sein des éditions Marvel. D'autant plus que Steve Gerber se livre à des expériences pour le moins déroutantes. Lors du numéro 16 d'Howard the Duck (septembre 1977), hors délai, il abandonne son arc narratif et développe à la place, tout au long du comic-book, des considérations philosophiques sur l'art de la bande dessinée (et la solitude de l'auteur devant sa page ou face aux délais à tenir) dans de vastes doubles pages dessinées chacune par un des artistes de Marvel, comme John Buscema, Gene Colan, Adam Austin, Dick Giordano et tant d'autres.

    Cette fois, ça en est trop. Le rédacteur en chef de Marvel d'alors, Archie Goodwin, décide d'assagir les aventures du canard déchainé en mettant à la porte son créateur, comme c'était arrivé quelques temps plus tôt avec d'autres têtes brûlées jugées incontrôlables comme Steve Englehart ou Jim Starlin (tout cela est très bien expliqué dans le livre de Sean Howe : Marvel Comics : l'histoire secrète). Les aventures d'Howard continuent donc, mais sur un ton plus policé avec parfois quelques moments drôle, comme cette parodie de Playboy (Playduck) parue dans Howard Magazine #4 (mars 1980).

 

Pound John (dessin de couverture), Howard the Duck Magazine, 4, mars 1980.

    

Pareillement, dans l'amusante (et certainement pas aussi ratée qu'on le lit régulièrement) adaptation des aventures du palmipède au cinéma produite par Georges Lucas en 1986, on aperçoit, ça et là, des traits d'humour décapants dignes de l'époque Gerber ou même du dessin animé Fritz The cat. On y voit des clins d'œil à Playduck ou à la sexualité entre Howard et son amie Beverly, véritable allégorie du fantasme du geek se retrouvant au lit avec une gravure de mode. Pareillement, lorsque la jeune femme est attaquée par deux voyous, le canard les arrête en s'exclamant "No more mister nice duck !", parodie de la couverture (et du propos très virulent) de Daredevil #184 (juillet 1982) de Frank Miller (que nous avons évoqué là). Là encore, le héros n'est pas un justicier urbain violent, mais un canard sympathique (et pour tout dire pas trop doué).

    Steve Gerber, de son côté, engage dès le début des années 1980, une longue bataille juridique contre Marvel avec d'autres auteurs comme Jack Kirby, afin de récupérer des droits sur ses créations. Pour couvrir ses frais légaux, lui et le co-créateur de Captain America signent d'ailleurs un comics, Destroyer Duck (encré par le génial Alfredo Alcala), parodie évidente d'Howard dans laquelle il écorne quelques-uns de ses anciens patrons et les grands éditeurs de comics représentés par la toute-puissante et machiavélique entreprise Godcorp. Il n'obtiendra pas gain de cause, et finira par reprendra pour quelques numéros l'écriture d'Howard the Duck (volume 2) quelques années avant sa mort, survenue en 2008.

 

Gerber Steve (scénario), Kirby Jack (dessins), Alcala Alfredo (encrage), Destroyer Duck, 2, janvier 1983.

 

William Blanc

Articles associés

11 commentaires
Pour laisser un commentaire sur cet article, veuillez vous connecter
William Oui... d'ailleurs, cela a amené pas mal de fans à découvrir ce personnage. Merci pour la précision Fazo ;-)
15 mai 2017 à 21:16
fazo A propos ! j'ai omis de préciser une petite anecdote passée à travers l’œil supra avisé de MR. WHITE ! notre très cher canard fait une apparition dans le dernier long métrage "les gardiens de la galaxie" en scène de fin post-générique.
15 mai 2017 à 20:49
William C'est sympa Fazo. Merci pour les compliments. Et oui, moi aussi je l'aime bien ce film (qui a coûté aux scénaristes leurs carrières, au passage)
11 mai 2017 à 01:52
fazo Superbe analyse d'un perso effectivement peu connu, et je partage l'avis sur l'adaptation de Lucas, démoli à sa sortie il est devenu un classique.
11 mai 2017 à 01:47
William Merci Michael07 ;-)
8 mai 2017 à 17:00
michael07 Très chouette article ..Et rempli de choses inconnues jusqu' alors pour ma part. .
8 mai 2017 à 16:21
William Merci SupHermann et Zibbhehu... et vive les canards déchaînés ;-)
7 mai 2017 à 10:52
SupHermann Merci très intéressant
6 mai 2017 à 22:29
Zibbhebu Merci pour cet érudit article sur ce héro palmipède.
6 mai 2017 à 17:28
William Avec plaisir Difool. Toujours un plaisir de faire découvrir les aventures du canard le plus cool de la galaxie ;-)
6 mai 2017 à 00:40
Difool Et bien voilà un héros dont j'ignorai l'existence... Merci pour cette découverte !
5 mai 2017 à 16:13