Luke Cage ou le corps en action

21 octobre 2016,  par  William Blanc

 

Luke Cage alias Power Man créé en 1972 pour les éditions Marvel par Archie Goodwin (scénario) et John Romita Sr. (dessin) n'est pourtant pas le premier super-héros africain-américain (Il s'agit du Faucon, l'ami de Captain America, que nous évoquions ici).

Mais ce héros quasiment indestructible et doté d'une force surhumaine est sans conteste celui qui capture le mieux l'esprit de son époque et les mutations de la culture populaire américaine dans les années 1970.
Alors que les Africains-Américains s'affirment politiquement et socialement, Cage est le premier super-héros noir à bénéficier immédiatement d'une série à son nom (le premier numéro paraît en juin 1972).

Cette volonté de Marvel comics fait écho à l'émergence d'un public noir de plus en plus assidu, alors que dans le même temps au cinéma le film Shaft (1971) qui popularise le genre de la blaxploitation est un triomphe.

Power Man ressemble d'ailleurs beaucoup au héros de Shaft et vit comme lui dans Harlem, haut-lieu de la culture africaine-américaine depuis les années 1920 . Ses aventures s'apparentent également plus à celles d'un détective privé qu'à celles d'un super-héros épique. Luke Cage est en effet plus souvent confronté aux problèmes de la rue qu'à des invasions d'extraterrestres comme celles auxquelles doivent faire face les Vengeurs ou les X-Men.

En ce sens, il s'inscrit comme Spiderman, Daredevil ou encore le Punisher que nous avons déjà évoqué ici dans la lignée des super-héros urbains dont les aventures s'inspirent des polars et des romans noirs.

 

Duffy Mary Jo (scénario), Gammill Kerry (dessins), Power Man and Iron Fist, 71, juillet 1981.

 

Mais il y a plus : Power Man, est un super-héros tout en puissance, comptant sur sa seule physicalité pour faire régner la justice. Traditionnellement, les stéréotypes racistes et colonialistes affirmaient que les populations extra-européennes étaient incapables de réfléchir, mais capables de prouesses physiques (et/ou sexuelles) extraordinaires. La culture populaire du tiers-monde retourne au début des années 1960 ces lieux communs à son avantage. Le héros extra-européen, armé de son courage et de ses capacités physiques, triomphe de tout, à l'image du hong-kongais Bruce Lee qui, dans La fureur de vaincre (1972), combat avec ses seuls poings les colonisateurs européens et japonais équipés d'armes à feu.

Ce parallèle entre Luke Cage et la première grande star des arts martiaux est d'ailleurs largement évoqué dans le comic-book de Marvel. À partir du numéro 48 de Power Man (décembre 1977), le super-héros noir fait ainsi équipe avec Iron Fist, un américain blanc entrainé par des maîtres asiatiques.

Plus tard, en février 1981, le comic-book changera de titre pour s'intituler Power Man and Iron Fist. Dans la série de Netflix, durant le 4e épisode, Luke Cage (joué par Mike Colter) fait également part de son admiration pour Bruce Lee.

 

Miller Frank (dessin de couverture), Power Man and Iron Fist, 66, décembre 1980. En haut à gauche, on voit apparaitre l'image montrant Luke Cage en train de briser ses chaînes. Ce logo apparaît semble-t-il dans Power Man, 58, août 1979.

 

Miller Frank (dessin de couverture), Power Man and Iron Fist, 66, décembre 1980 (détail).

 

La puissance physique de Luke Cage est ainsi symbole d'émancipation. Il suffit pour s'en convaincre de regarder attentivement le logo du comic-book où l'on voit au-dessus du seul visage d'Iron Fist un dessin en pied de Cage en train de briser des chaînes. Ces dernières symbolisent non seulement l'esclavage, mais également la longue lutte pour l'émancipation des africains-américains (rappelez-vous, les premiers auteurs de Wonder Woman avaient déjà employé une métaphore similaire pour les femmes).

Luke Cage est ainsi avant tout un corps en action, un "super-prolétaire" – rappelons que, étymologiquement, prolétaire veut dire "qui travaille de ses mains" – qui, à la seule force de ses bras, s'autodétermine.

A l'instar de grandes stars du sport américain, par exemple Muhammad Ali (qui sera quelques années plus tard comparé à Superman, comme nous l'avions expliqué ici), il accomplit un "empowerment" (i.e. une prise de pouvoir, une affirmation de soi), d'où son pseudonyme, Power Man.

Ce dernier renvoie évidemment au slogan "Black Power" alors en vogue aux États-Unis !

 

Busiek Kurt (scénario), Chan Ernesto "Ernie" (dessins), Power Man and Iron Fist, 98, octobre 1983. Power Man s'émancipe, mais garde des chaînes à la ceinture dans son costume, comme un rappel de l'eslavage passé des Africains-Américains.

 

Le générique de la série télévisée de Netflix reprend à son compte ce lien entre la puissance physique des athlètes africains-américains et la lutte pour les droits civiques: on peut en particulier y voir un des poings de Luke Cage sur lequel se reflète un panneau indiquant le Malcolm X Boulevard de Harlem. Cette image évoque évidemment le poing dressé des militants des années 1970.

 

Luke Cage, 2016. L'image propose au spectateur de tracer un parallèle entre Malcom X (cité trois fois dans le générique) et Luke Cage. Si le premier utilisait ses talents oratoires comme instrument d'émancipation, le second utilise lui son corps et sa force. Notons que Malcom X a été très proche du boxeur Muhammad Ali et que les deux hommes avaient conscience que le sport constituait un outil politique.

 

Dans la série télévisée le corps de Luke Cage prend une nouvelle dimension pour tous les Africains-Américain issus des quartiers populaires, victimes régulières des forces de l'ordre. Insensible aux balles, Power Man possède un corps utopique, un noir qui ne craint pas les excès de la police, sauf quand celle-ci s'équipe d'armes de guerre pour le prendre en chasse.

C'est explicitement dit dans le 12e épisode par le rapper Method Man (ancien membre du groupe Wu-Tang Clan) qui affirme qu'il y a "quelque chose de puissant à voir un homme noir résister aux balles et à la peur" ("There's something powerful about seeing a black man that's bulletproof and unafraid").

L'équipe de la série prend ainsi position sur le débat agitant l'Amérique suite à la mort du jeune Michael Brown à Ferguson (Missouri – 2014) et la constitution du mouvement Black Lives Matter qui dénonce la surmilitarisation de la police.  

Sur un ton plus décalé, la série télévisée rend également un hommage moqueur au comic-book de Marvel. Dans le quatrième épisode, Luke Cage, fuyant une prison, prend des habits sur un sèche-linge trouvé au hasard qui évoquent ceux qu'il portait dans le comic-book.

En voyant son reflet dans la vitre d'une voiture, il ne peut s'empêcher de s'écrier : "J'ai l'air d'un foutu crétin" ("I look like a damn fool"). C'est que, depuis les années 1970, l'esthétique des super-héros a bien changé. Il était alors normal de les affubler d'un costume à l'instar des vengeurs masqués de feuilletons comme Zorro, dont ils étaient en partie inspirés.

Aujourd'hui, les super-héros des films n'ont plus d'identité secrète et s'habillent comme nous. Sans doute parce que, plus que jamais, les auteurs et les spectateurs assument pleinement le fait que leurs aventures, bien qu'imaginaies sont le reflet de notre société, ses peurs et de ses espoirs.

 

Luke Cage, 2016. Un clin d'œil parodique au comic-book des années 1970. On remarquera au passage que l'équipe de la série télévisée se moque d'une Amérique rurale (et blanche) attachée à la libre possession des armes à feu.
Luke Cage vient en effet de voler les habits d'un homme dont la voiture porte un autocollant sur lequel est inscrit "Vous voulez mes armes à feu. Venez les chercher…" ("You want my guns. Come and get 'em…").

Vous pouvez retrouver les oeuvres originales relatives à Power Man sur le site 2dgalleries.com à cette adresse.

 

William Blanc

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4 commentaires
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William Merci SupHermann. Iron Fist va avoir sa propre série sur Netflix... ça sera pour nous l'occasion de faire un autre article ;-)
22 oct. 2016 à 20:26
SupHermann Merci du partage. Un bon article résumant bien les thèmes et influence des créateurs de Powerman et les rappels sur la série Netflix. Peut-être l'irruption d'Iron Fist saison 2?
22 oct. 2016 à 19:54
William Avec plaisir Boris ;-)
21 oct. 2016 à 14:26
Boris Très intéressante présentation, je ne connaissais rien de "Power Man". Merci!
21 oct. 2016 à 14:25