Le Si... si... si... : Laerte
Ce mois-ci c'est Laerte qui répond aux questions du Si... si... si... !
1. Si je devais citer un élément déclencheur qui m'a poussé à acquérir mon premier original et donné envie de collectionner ?
Tout a commencé avec Gir(aud) et Blueberry.
Les héros de ma jeunesse furent classiquement les aventures du lieutenant Mike S B, de XIII, Thorgal et Largo (en plus des X-Men).
Je venais d’avoir 18 ans et voyais passer un article évoquant la vente de lithographies de la couverture de Nez Cassé par la galerie Stardom. N’ayant jamais mis les pieds dans une galerie, je m’y rendais en vélo et découvrais sur place avec stupéfaction une planche originale. De Blueberry ! J’étais sidéré car je ne soupçonnais pas leur existence, les imaginais en couleurs comme sur l’album et dans les malles de l’auteur pour n’en jamais sortir.
A cette époque, la présentation était rudimentaire. Petite galerie, pas de farde à disposition, Isabelle Giraud qui ne voit pas dans le jeune freluquet ébahi un client potentiel et qui m’expédie …
Heureusement, comme j’insistais pour découvrir les autres planches, elle me donna un papier un peu froissé où était griffonné à la main les pages d’albums encore disponibles.
Je rentrais excité à la maison, ressortais tous mes albums et regardais parmi la cinquantaine de planches proposées et éparses à travers l’œuvre celle qui pourrait être l’original de mes rêves. Malheureusement, il n’y avait déjà plus de planches disponibles de mes albums phares : cycle de l’Allemand perdu, de Balade pour un cercueil ou d’Angel Face.
Je décidais alors de revenir à la source, La longue marche, car c’est l’album qui m’avait fait découvrir Blueberry à 11 ans. Une révélation qui m’avait fait quitter le monde de l’enfance nourrie au journal de Tintin pour entrer dans l’adolescence et commencer à acheter des albums.
Parmi les planches disponibles, je tombe alors en arrêt devant celle aujourd’hui dans ma galerie : son sens génial du mouvement, très cinématographique avec changement incessant de focales et angles, me convainc d’avoir trouvé mon Graal :
Planche de Blueberry "La longue marche" par Gir
Après le rêve, retour sur terre avec la difficulté du financement. 10.000 Francs à trouver. Le bout du monde pour moi qui venais à peine de passer le bac. Heureusement, j’ai pu travailler tout l’été et économiser l’intégralité en vivant encore avec ma famille. Pour un beau jour de septembre repartir en vélo chez Stardom et, fier comme Artaban, déposer le premier gros chèque de ma vie.
C’est le cœur en joie que je repartais alors avec mon premier original sous le bras. Une planche qui n’a depuis jamais quitté mes murs.
2. Si je pouvais ajouter à ma collection une œuvre présentée actuellement dans les galeries de 2DG ?
Admiration sans limites pour Adèle Blanc-Sec avec la couverture du Savant Fou par Tardi dans la galerie d’exception de Carbonnieux :
Couverture de "Adèle Blanc-Sec" par Tardi dans la collection de Carbonnieux
Une héroïne dont la force de caractère m’a toujours séduit.
Sobrement cadrée façon vignette de page BD, il y a un air de Frankestein là-dedans qui annonce les dérives potentielles du transhumanisme. Quand l’ubris guette…
3. Si je ne devais conserver qu'une seule œuvre dans ma collection ?
Question si difficile. Pas autant que Le choix de Sophie mais quand même …
Si difficile que je ne peux y répondre qu’en trichant un peu.
En plus de celle de Blueberry par où tout a commencé, ce serait sans doute la couverture du tome 4 de Balade au bout du monde. Parce que c’est une série qui avait enflammé mon imaginaire et parce que c’est l’une des couvertures de BD qui m’aura le plus marqué :
Couverture de "Balade au bout du Monde" par Laurent Vicomte
Par son côté Ovni qui casse les codes dès couvertures habituelles : au lieu du triangle classique nous avons ici Arthis coincé en haut à droite, hors de la diagonale de lecture haut gauche / bas droit, tournant le dos au lecteur, bancal… Tragiquement annonciatrice de ce qui attendra l’auteur quelques années plus tard.
Ou si je dois écouter ma femme, ce serait le projet de couverture d’Anita Bomba par Cromwell. Pour la fulgurance des couleurs, la personnalité ombrageuse de l’héroïne, la symbolique japonisante des âmes papillons et la force qu’elle dégage dans notre salon :
Anita Bomba par Cromwell
Ou si c’est en noir et blanc que cela se joue, alors ce serait ma planche de XIII dans Le Jour du soleil noir :
XIII, "Le jour du soleil noir" par William Vance
J’ai attendu 20 ans pour trouver une planche de XIII à mon goût, en voyant passer grand nombre mais sans jamais avoir le coup de cœur absolu. Avant que Mike ne cède cette planche qui résume XIII à mes yeux : première scène d’action de toute la série qui révèle ses capacités très spéciales, mouvement de dingue, postures emblématiques du sombre héros et lisibilité impeccable. L’aube d’une série promise à un grand avenir.
4. Si je pouvais acheter une œuvre que j'ai laissé filer par le passé ?
Dans les années 90, j’ai assisté à une exposition Bilal à la galerie Desbois avec des tableaux magnifiques dans l’univers de La Femme Piège.
"Bleu Sang IV" par Enki Bilal
Format immense, couleurs dont il a le secret, beautés diaphanes…
Mais une toile représentait déjà le prix d’une voiture et c’était hors de portée pour l’étudiant que j’étais. Maintenant il faudrait compter une Ferrari…
5. Si je pouvais avec un budget de 5 000 € acquérir une ou plusieurs œuvres parmi celles proposées en vente sur 2DG ?
Je négocierais à ce prix la belle planche du Combat ordinaire par Larcenet dans la galerie de Cédric :
Cette planche de Manu Larcenet était proposée à la vente par Cédric
Parce que j’ai une admiration immense pour Larcenet, le plus brillant aujourd’hui à mes yeux avec Blain. Parce que cette série est d’une infinie sensibilité et que cette planche apporte une touche solaire et joyeuse à une tétralogie plutôt crépusculaire.
6. Si j’étais un personnage de Bande Dessinée ?
Alors bien sûr - et comme tout le monde - je rêverais d’être Corto Maltèse pour ses voyages, son élégance, ses rencontres et réparties. Mais ce type de personnage “larger than life” relève davantage du mythe, à l’instar de XIII, Largo, Blueberry ou Buck Danny: ils sont sans peur et sans reproche et échappent de fait à notre condition humaine, plus imparfaite avec ses pensées limitantes.
Dans la vraie vie, je pencherais plutôt pour Gus par Blain. Un amoureux de la vie, de l’aventure, des jeux, des amis et des femmes. Comme le montre la planche dans ma galerie. Mais qui au final s’avère d’une grande humanité, avec ses failles et ressentis.
Gus, par Christophe Blain
7. Si j'avais la possibilité de passer une journée avec un artiste disparu ?
Sans doute avec Comès. Pour parler avec lui de l’envoûtement de la nature, de la force des femmes, de la magie dans ce monde, de la vérité cachée chez les fous, de la bassesse des hommes comme de l’espoir et la rédemption.
Et bien sûr revenir sur son art inouï de l’encrage.
Didier Comès en train de dédicacer un de ses ouvrages
8. Si je pouvais poser une question à cet auteur ?
Qu’il me raconte sa grande amitié avec Hugo Pratt, le choc entre le Vénitien vagabond et l’Ardennais ancré, la communion dans le noir et blanc inspiré de Milton Caniff, le dialogue entre monde réel et extra-ordinaire, la singularité de leur art et ces projets jamais aboutis de collaboration.
9. Si je ne devais posséder qu'un seul album dédicacé dans ma collection ?
Sans hésiter un Eté indien dédicacé par Manara :
Dédicace de Milo Manara dans "Un été indien"
Toute la grâce de l’auteur accompagne la belle Phillis qui vit les derniers feux de l’été. Générosité de l’auteur, élégance infinie, poésie de l’aquarelle : l’honneur de Milo.
10. Si je pouvais lire la suite d’une bd ?
Longtemps j’aurais répondu Sasmira, mais le mystère est aujourd’hui résolu.
C’est plutôt vers une suite du Goût du chlore par Bastien Vivès que je pencherais, pour que les destinées sentimentales se recroisent et laissent une seconde chance, pour que le goût du chlore n’ait pas celui de l’inachevé.
Ou alors une suite à Servitude, la meilleure série épique que j’ai lue ces dernières années, pour venir élucider les mystères encore restés en suspens et retrouver l’univers si buissonnant de Bourgier et David.
Case extraite de "Servitude", par Bourgier et David
Voici enfin la réponse de Laerte à une question imaginée par Bidibulle lors du précédent Si... si... si... :
Si vous vous étiez lancé dans une carrière de scénariste avec quel dessinateur (vivant ou décédé) auriez-vous souhaité créer un album ?
Si je me rêvais en scénariste, ce serait pour une saga épique. Dans l’esprit du génial Robert Bolt qui mêlait magnifiquement la grande et la petite histoire dans ses scénarios pour David Lean (Docteur Jivago, Lawrence d’Arabie…) ou la Palme d’Or "Mission" par Roland Joffé.
Il faudrait alors un dessinateur capable de combiner excellence dans le trait façon Bourgier et rythme impressionnant de production façon Last Man de Vivès & co. C’est alors Enrico Marini que j’inviterais à entrer dans la danse. Tant il m’impressionne par son talent à combiner action et sensualité, efficacité du trait et couleur directe, décors et lisibilité.
Histoire de nous embarquer d’esprit et de cœur vers la grande aventure : ad augusta per angusta !
Nous remercions Laerte pour sa participation.
Rendez-vous le mois prochain !