Les Schtroumpfs. L'apparition de la magie bleue

18 janvier 2018,  par  William Blanc

 

   

Inventés en 1958 par Peyo, vite aidé par Yvan Delporte, les Schtroumpfs, depuis leur enfance belge, ont traversé l'Atlantique et conquis plusieurs continents. On a beaucoup tenté de trouver, derrière les aventures des lutins bleus, des métaphores politiques. D’aucuns ont comparé leur société régie par le Grand Schtroumpf au communisme ou au nazisme. Plutôt que de se lancer dans ces voies qui peuvent devenir vite glissantes, nous allons tenter de replacer ces créateurs (et leur créateur) dans leur contexte. Bref, pour être plus clair, de schtroumpfer quels schtroumpfs se schtroumpfent derrière les Schtroumpfs (si vous schtroumpfez ce que nous voulons schtroumpfer).


L'histoire des schtroumpfs commence en fait sans eux. Au sortir de la guerre, le strip de presse américain Prince Valiant créé par Harold Foster en 1937 suscite nombre de pastiches. Le plus connu est sans doute Yves le Loup, publié à partir de 1947 dans les pages du journal Vaillant. De son côté, Peyo, encore novice dans le neuvième art, publie dès 1946 les aventures de son jeune écuyer Johan.

 

Dans les deux cas, il s'agit autant d'imiter que de critiquer la culture populaire américaine – dont on craint l'influence – représentée par le souverain de la Table ronde. Yves le Loup, proche d'un peuple, s'oppose ainsi au roi Arthus, et, dans l'une de ses premières aventures publiées dans La Dernière Heure en 1947, Johan délivre une princesse des mains d'un seigneur félon appelé Arthur.

 

Plus tard, lorsque le personnage sera repris dans les pages de Spirou dès 1952, Peyo changera la couleur de ses cheveux, du blond au brun, sans doute pour accentuer sa ressemblance avec Valiant et Yves le Loup. Certes, dès sa première aventure complète, l'arrière-plan arthurien, mal connu à cette époque dans l’Europe continentale, et spécialement dans les milieux francophones, est abandonné. Mais Johan (dont le nom sonne d’ailleurs comme Valiant/Vaillant) reste, comme le personnage qui l’a inspiré, un jeune chevalier débrouillard au service d’un roi médiéval.

 

À l’instar de la bande dessinée d’Harold Foster (ou d'Yves le Loup), les aventures de Johan le mettent d'abord aux prises avec des ennemis humains. La magie est totalement absente des intrigues des premiers albums. La fantasy n’est pas encore un genre populaire (en Europe continentale du moins) et le surnaturel, que ce soit aux États-Unis ou en France, a très mauvaise presse. Depuis la loi de 1949 votée pour protéger la « moralité » de la jeunesse, représenter des créatures monstrueuses peut attirer les foudres de la censure. Voilà pourquoi le genre historique domine encore la plupart des publications de bandes dessinées, avec, par exemple, dans les pages de Vaillant, des séries comme Ragnar créée en 1955 par Eduardo Coelho et Jean Ollivier.

 

Mais la magie fait néanmoins peu à peu son apparition dans l’univers de Peyo, d’abord très timidement avec la création du personnage de Pirlouit dans l'aventure Le Lutin du Bois aux Roches, prépubliée dans les pages du journal Spirou dès 1954. Cet homme de petite taille (détail important), farceur impénitent, joue sur la crédulité des hommes pour leur faire croire qu’il est un lutin. Démasqué par Johan, il n’en devient pas moins son ami. Ici, le surnaturel est encore rationnalisé. Pirlouit, malgré sa taille hors norme, reste un humain. Même chose dans l'histoire courte « Le dragon vert » publiée dans les pages de l'hebdomadaire Risque-Tout en 1955 où le monstre qu'affrontent les deux compagnons se révèlent être un mannequin (voir à ce sujet le tome 2 des excellentes éditions intégrales de Johan et Pirlouit publiées chez Dupuis en 2008).


 

Peyo (scénario et dessins), La Flèche Noire, 1957. Dans cette image, Pirlouit est comparé à un démon. Nulle magie ici, mais simplement la crédulité et l'ignorance d'un adversaire qui confond un visage couvert de suie et celui d'une créature infernale.

   

 

Ce n'est qu'avec les Schtroumpfs que la magie est pleinement assumée. Ceux-ci apparaissent dans La Flûte à six schtroumpfs (1958) neuvième aventure de Johan dans lequel les deux compagnons se trouvent confrontés aux lutins bleus. Ils sont de véritables Pirlouit réduits. Leur taille, encore plus petite que celle de l’ami de Johan, les différencie totalement des humains normaux, dont ils vivent séparés dans un village inaccessible perdu au fin fond d’une forêt merveilleuse.

 

Leur apparition est par ailleurs liée à un artefact magique, une flûte ensorcelée qui oblige ceux qui l’écoutent à danser. Enfin, le même album voit apparaître un autre personnage lui aussi lié aux arts occultes, l’enchanteur Omnibus que l’on peut aisément rapprocher de Merlin.

 

Par la suite, les aventures de Johan et Prilouit contiennent régulièrement des créatures surnaturelles : Omnibus, et les Schtroumpfs, réapparaissent ainsi dans plusieurs albums. Ces derniers, avec Johan et Pirlouit, sont même confrontés à un véritable dragon cette fois (nommé Fafnir, sans doute en référence aux Nibelungen) dans l'album Le Pays Maudit (1961).


 

Peyo (scénario et dessins), Le Pays maudit, 1961.

   

Les petits lutins bleus deviennent par ailleurs tellement populaires que Peyo décide rapidement de leur consacrer une série à part entière (et ce dès 1959) qui rencontre rapidement plus de succès que celle de Johan et Pirlouit. On connaît le reste… les aventures des Schtroumpfs sont adaptées sur grand écran avant de traverser l'Atlantique et de conquérir le public américain à la télévision dans les années 1980 (lire à ce sujet l'excellente Encyclopédie des Schtroumpfs, de Matthew C. Murray).

 

Reste à comprendre cette soudaine percée des Schtroumpfs et, plus largement, de la magie dans la bande dessinée. Celle-ci n'est possible  que grâce au style adopté par Peyo, celui  « comique dynamique » développé notamment par l’école de Marcinelle et les publications de Spirou.

 

Peu réaliste, destiné avant tout aux jeunes enfants, ce type de dessins permet sans doute d’aborder plus facilement le merveilleux et le surnaturel encore vus avec suspicion dans une société fortement marquée par le scientisme. D'ailleurs, à cette époque, les bandes dessinées adoptant le style plus figuratif de la ligne claire se concentrent sur les récits historiques et ne mettent presque jamais en scènes des événements paranormaux. Lorsqu'ils le font, ils les expliquent généralement de manière rationnelle (avec des exceptions comme dans Les Sept Boules de Cristal – 1943-1944.). A titre d'exemple, Jean Cézard abandonne ainsi la BD réaliste historique (notamment le récit de cape et d'épée Brick, publié dans le petit format éponyme) pour se consacrer pour Vaillant, à partir de 1954, à la série médiévale féérique Arthur, le fantôme justicier, dessinée elle dans un style proche de l'école de Marcinelle.

 

Plus largement, l'apparition des Schtroumpfs, et leur succès fulgurant durant les années 1960, sont le symptôme d'une réaction au triomphe de la société industrielle et urbaine durant les Trente Glorieuses, au même titre que les aventures d'Astérix qui connaissent au même moment une forte popularité. Le village des Schtroumpfs, comme celui des Gaulois, tout comme la Comté des Hobbits dans Le Seigneur des Anneaux (1954-1955), représente l'exact opposé du monde productiviste et consumériste qui caractérise les sociétés occidentales. La communauté des lutins bleue (comme celle de Gaulois) se situe à la campagne, dans une forêt, pas dans une ville où vivent la plupart des lecteurs de leurs récits. Les habitations s'ancrent dans ce paysage champêtre et se caractérisent par leurs matériaux organiques, des champignons (exactement comme le village des Gaulois ou des Hobbits, où les maisons ressemblent à des terriers), loin des barres de bétons des grades métropoles.

 

Loin d'incarner le nazisme et le stalinisme, le monde des Schtroumpfs refuse toute forme de politique contemporaine pour lui préférer l'autorité traditionnelle du Grand Schtroumpf, celle d'un vieux sage garant de la stabilité et de tradition immuable (un peu comme le druide Panormaix). C'est particulièrement visible dans le génial album Le Schtroumpfissime (prépublié dès 1964 dans les pages de Spirou et auquel participent fortement Yvan Delporte et Derib), dans lequel, suite au départ du Grand Schtroumpf, l'un des petits lutins bleus s'empare du pouvoir après une élection biaisée et devient un tyran. Il érige un mur autour du village et se construit un palais gigantesque, rompant avec l'égalitarisme qui caractérisait alors l'habitat schtroumpf où toutes les maisons-champignons ont la même taille (y compris celle du Grand Schtroumpf).

 

 

Peyo (scénario et dessins), Delporte Yvan (scénario), Le Schtroumpfissime, 1964.


   

Mais le Schtroumpfissime fait pire. Il impose une division nette du travail, une police, une armée, et pousse ses opposants à la guerre que seul le retour du Grand Schtroumpf arrête. Celui-ci, furieux, reproche à ses jeunes congénères de s'être comporté « comme des humains », et, sans doute pire, comme des humains modernes. Il est vrai que la première moitié du XXe siècle a été marqué par deux conflits mondiaux durant lequel le potentiel de destruction industrielle a été déchaîné, provoquant la mort de plusieurs dizaines de millions de personnes. Face à cela, les sociétés traditionnelles, qu’elles soient gauloises ou médiévales, apparaissaient comme des îlots pacifiques. Voilà pourquoi, les sociétés Schtroumpfs, Gauloise (du moins celle dépeinte dans Astérix) ou Hobbit sont toutes marqués par un refus net de la guerre et par un antimilitarisme certain.

 

 

Peyo (scénario et dessins), Delporte Yvan (scénario), Le Schtroumpfissime, 1964. Le Grand Schtroumpf accuse ses jeunes congénères de s'être comportés comme des humains en se faisant la guerre et en ayant eu des débats politiques. Le Schtroumpf à Lunette, chantant la Marseillaise, est arrêté de suite par son aîné. Pas de révolution ici. La société traditionnelle et magique des Schtroumpfs doit revenir à un état idéal et figé.

   

 

D'autres thématiques, démarquant le monde des Schtroumpfs de celui des humains modernes, se retrouvent aussi dans Astérix, comme le refus de l'argent et du capitalisme (Le Schtroumpf financier — 1992 ; Obélix et Compagnie – 1976).

 

Dans Le Cosmoschtroumpf, prépublié en 1967, le voyage vers l'espace, exploit de la science que célébraient au sortir de la Guerre Les Pionniers de l'Espérance ou Tintin (Objectif Lune et On a marché sur la Lune), devient une vaste mascarade orchestrée par le Grand Schtroumpf pour plaire à un de ses jeunes congénères trop rêveur.

 

En quelques années, la crédulité s'est déplacée d'objet. Elle n'est plus du côté de ceux qui croient que les farces de Pirlouit sont le fait d'un lutin, mais chez ceux qui ont foi dans les progrès des techniques. Le Cosmoschtroumpf finit d'ailleurs par abandonner ses désirs d'exploration spatiale pour revenir dans son village, dans cet ailleurs magique où les valeurs du monde moderne n'ont plus court. Vous reprendrez bien un peu de champignons ?

 

Vous pouvez retrouver les œuvres originales de Peyo sur le site 2dgalleries.com à cette adresse.

William Blanc

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