Frank Miller et Daredevil : la peur et la violence

29 janvier 2017,  par  William Blanc

 

    Le style et le propos de Frank Miller se détachent nettement des comics de super-héros classiques, inspirés directement de la science-fiction ou de la mythologie, pour se placer dans une filiation plus proche du polar. Son modèle, il l'a souvent dit, reste Will Eisner et notamment The Spirit, un comic-book écrit à partir de 1940 décrivant la vie d'un super-détective urbain.

Aussi, lorsqu'il reprend le scénario de Daredevil (créé en 1964 par Stan Lee et Bill Everett, dont nous parlions ici) en 1981 à partir du numéro 168 (il dessinait déjà la série depuis 1979, dès le numéro 158), Miller centre son propos sur New-York que son personnage ne quitte quasiment jamais, et fait rarement référence à d'autres personnages de l'univers Marvel. Alors que Spider Man, Captain America (voir notre article à ce propos), Iron Man ou les X-Men quittent parfois la Terre pour être plongés dans des récits galactiques, Daredevil, "l'homme sans peur", reste  dans sa ville et ne se confronte jamais à des extraterrestres, mais simplement à la mafia et aux petits criminels.

 

Barr Mike (scénario), Miller Frank (scénario et dessins), What if?, 28, août 1981.


    Ce choix, Frank Miller le doit sans doute à son histoire personnelle. Né dans le Maryland, il a passé son enfance dans l'État rural du Vermont à lire des comic-books dans lesquels il découvre une vision idéalisée de New York, comme il l'explique lui-même dans un interview publiée dans The Comic Journal #70, en 1982 (conduite par Dwight Decker).

Enfant, j'étais fasciné par le New York que je voyais à la télévision et dans les comics. Cette métropole semblait pour moi ressembler à la Cité d'Émeraude [capitale du royaume du magicien d'Oz. NdT]. Venir y habiter m'a amené à changer de point de vue...

     Arrivé dans la grande métropole à la fin des années 1970, la réalité qu'il découvre est toute autre. Non seulement il peine à trouver du travail et ne mange pas à sa faim, mais surtout, il se retrouve plongé dans une ville où la criminalité a explosé. Rappelons simplement que le nombre de meurtres annuels à New York est passé de 482 en 1960 à 1814 en 1980 (la population avait pourtant baissé entre temps) alors que le métro de l'agglomération devient l'un des lieux les plus dangereux d'Amérique. Cette actualité transparaît dans de nombreux films de l’époque, comme The Warriors (1979) de Walter Hill ou bien Escape from New York (1981) de John Carpenter dans laquelle la grande métropole, devenue une prison à ciel ouvert, est laissée aux mains des gangs. Le contraste est donc saisissant entre l'image idéale et la réalité, bien trop pour que cela n'influence pas le travail de Miller. C'est exactement ce qu'il révèle dans l'interview de 1982 (que nous continuerons désormais de citer ).

En ayant simplement une arme, ils [les criminels] vous ont à leur merci. Toutes les choses dont vous êtes fiers ne veulent plus rien dire dans ce cas et il n'y a rien pour vous défendre. C’est vraiment, vraiment, un terrible sentiment d'angoisse. Je pense que ces personnages [Miller parle ici de Daredevil, mais aussi du Punisher et de Batman] constituent une réponse à ce problème.

    Le thème central de son Daredevil devient donc "la violence" qui fuse à toutes les pages, au point qu'il admet lui-même qu'il s'agit "du comic-book le plus violent jamais publié". La violence des criminels et de la drogue, face à laquelle son héros lutte pied à pied, sans toujours y parvenir à ses fins. Car, pour l'auteur de comics, c'est la ville en elle-même qui génère le mal (une idée que l'on retrouve dans le titre même de Sin City (1991-1992), soit "la ville du pêché"), qui ne peut jamais être définitivement éradiqué, comme le montre le dialogue opposant le Caïd (Kingpin) et Daredevil dans Daredevil #190 (janvier 1983) : "Nous avons besoin l'un de l'autre, Daredevil. Nous sommes en quelque sorte partenaires. Nous dirigeons cette ville."

 

Miller Frank (scénario et dessins), Janson Klaus (dessins), Daredevil, 190, janvier 1983.


   

Cette vision désabusée, loin de l'idéalisme des comics des années 1960 (où le mal finit toujours par perdre), est sans conteste le fruit d'un désamour : celui de Frank Miller pour l'image idéalisée qu'il avait de New York, mais aussi pour les comics de l'âge d'argent (1956 - vers 1970).

Pour l'auteur, l'attachement à la loi dont fait preuve son héros (dont l'alter ego, Matt Murdock, est avocat) reste une des ses principales faiblesses. Et il se plaît à le montrer. Ainsi, dans Daredevil #169 (mars 1981), l'homme sans peur apprend que le super-vilain Bulleseye, coupable de nombreux crimes, a une tumeur au cerveau. Plutôt que de le laisser mourir, il l'amène à l'hôpital ou, soigné, ce dernier risque d'être libéré sous prétexte que sa maladie ne lui permettait pas d'être maître de ses actes. Comme l'explique le justicier masqué : "Si Bullseye est une menace pour la société, c'est alors à elle de lui faire payer le prix de ses fautes. Pas moi."  Un propos que ne partage pas le scénariste du comic-book :

Je ne pense pas forcément que Daredevil a raison. Le personnage est construit autour d'une éthique forte et cela n'aurait pas été logique pour lui de laisser mourir. Daredevil doit croire que le système va fonctionner, mais, de mon côté, j'ai le droit de penser différemment.

 

Miller Frank (scénario et dessins), Janson Klaus (dessins), Daredevil, 169, mars 1981. Dans cet épisode, Bulleseye, rendu à moitié fou par une tumeur au cerveau, marche dans les rues de New-York en voyant des enemis partout, tous habillés en Daredevil. Il finit d'ailleurs par les attaquer. A nouveau, la peur engendre la violence. Cette paranoïa n'est pas sans rappeler l'angoisse que dit éprouver Frank Miller lorsqu'il prend le métro newyorkais, où chaque passant peut se révéler être un agresseur.

    Que faire alors ? Miller ne peut clairement affirmer ses opinions à travers Daredevil dans une publication toujours soumise au Comic Code (en vigueur depuis 1954), pas plus qu'il ne peut représenter une voix plus directe et violente pour répondre au crime. Aussi l'artiste se plaît-il à souvent opposer son héros au Punisher (dont nous avons déjà parlé ici), un justicier qui ne fait preuve d'aucun scrupule face à la Mafia et propos une alternative plus brutale pour lutter contre un problème alors très sensible. Miller s'en explique :

Je le considère [le Punisher] comme un héros, mais pas comme un modèle. La différence entre lui et Daredevil réside dans le fait que le second respecte la loi. Le Punisher, lui, exerce une vengeance, c'est Batman sans fard. Ils ont la même origine. Ils sont créés par la même peur. La même peur que j'éprouve à chaque fois que je prends le métro. Vous savez, cela peut vraiment vous mettre en colère. Cela peut vous donner envie de voir les criminels mourir, comme dans "Un Justicier dans la ville" [film de 1974 avec Charles Bronson, qui a sans doute inspiré le personnage du Punisher. NdT].

  

 Mais Miller ne peut toutefois pas aller au bout de son propos. Il lui faudra pour cela attendre de quitter Marvel et de pouvoir produire des romans graphiques ne tombant pas sous le coup du Comic Code. Des œuvres plus violentes, certes, mais qui reflètent plus les angoisses de Frank Miller et son amour déçu pour New York, pour la ville des rêves de son enfance. C'est ce qu'il confie à Kim Thompson en 1985, pour The Comic Journal, #101.

Quand j'ai quitté New York, cette ville symbolisait pour moi une impasse émotionnelle, psychologique et spirituelle. Cela me coûtait en réalité bien trop en terme de frustrations et d'exaspérations. Après huit ans il me paraissait évident que la réponse normale au crime et à l'hostilité sans fin de la ville serait de devenir aussi infâme ("ungentlemanly") et sauvage ("uncivilized") que l'était la réalité sociale de la cité. Un Bernard Goetz [qui a fait feu sur quatre jeunes Afro-américain dans le métro de New York dans des circonstances encore aujourd'hui mal établis. NdT] suffit, bien que je sois surpris qu'il n'y ait pas plus de personnes qui fassent ce qu'il a fait.

 

    Installé à Los Angeles, il ne cesse alors de développer un propos sans concession, empreint d'une dureté sans nuance pour les criminels, quels qu'ils soient, sans même réfléchir au fait qu'une répression trop féroce, voire des prétendus justiciers armés, engendre elles aussi de la violence. Pour lui, la barbarie des villes nécessite un héros à leur mesure, un chevalier noir, venu lui aussi de son propre Moyen âge émotionnel (sa rage et sa colère), qui saura répondre à la brutalité par la brutalité.

Ce sera le thème de The Dark Knight Returns (1986), mettant en scène un Batman vieillissant, peinant au milieu de Gotham City, puis de Sin City, où il adopte le noir et blanc, hommage à la fois aux films de série noire et aux gekiga de samouraïs japonais. Avec ces quelques albums d'une rare qualité graphique et narrative, Miller, avec Alan Moore, en vient ainsi à incarner l'âge sombre des comics ("dark arge of comic books"), où la réalité sociale est évoquée sans fard.

Mais l'influence du Daredevil de Miller se retrouve aussi dans les récentes séries de super-héros de la chaîne Netflix (Jessica Jones, Daredevil, Luke Cage, dont nous parlions ici, souvenez-vous), représentant des personnages urbains plongés dans un milieu défavorisé et dur, loin, très loin, du monde doré des super-héros riches, comme Iron Man, qui réside dans une luxueuse villa de la côte Ouest.

C'est d'ailleurs ce que dit le rapper Method Man dans le slam qu'il exécute dans le 12e épisode de la série Luke Cage (2016) :

Seigneur, qui appeler quand plus personne n'obéit à la loi
Et qu'il n'y a pas Iron Man pour venir nous sauver ?

Vous pouvez retrouver les oeuvres originales de Frank Miller sur le site 2dgalleries.com à cette adresse.

Miller Frank (scénario et dessins), Janson Klaus (dessins), Daredevil, 180, mars 1982. Daredevil n'est pas un super-héros invicible. Il se retrouve souvent, dans les récits de Miller, blessé, comme c'est le cas ici, où on le voit combattre avec une jambe dans le plâtre.
Miller Frank (scénario et dessins), Janson Klaus (dessins), Daredevil, 180, mars 1982. La même planche, mais après le superbe travail d'encrage et de coloriste de Klaus Janson. Remarquez notamment l'ombre derrière Daredevil.

 

William Blanc

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9 commentaires
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William Merci Scottpilgrim ;-) C'est très sympa. Et jette un œil sur le nouvel article sur Batman dans le carnet. Je pense qu'il te plaira ;-)
12 mars 2017 à 21:45
Scottpilgrim Encore une super article. L'occasion pour moi de te féliciter pour ton travail. C'est sympa de savoir qu'il y a d'autres collectionneurs et passionnés de comics.
12 mars 2017 à 21:35
William Merci TOMY35 :-)
9 févr. 2017 à 13:06
TOMY35 Formidable article !! Merci
9 févr. 2017 à 07:59
William Merci Newton et SupHermann... c'est sympa. A très bientôt pour d'autres articles sur le carnet :-D
3 févr. 2017 à 11:17
Newton Article très intéressant, particulièrement fouillé. Merci !
3 févr. 2017 à 09:42
SupHermann Très bon article
2 févr. 2017 à 20:51
William Merci Fazo, content que cela vous plaise ;-)
31 janv. 2017 à 00:55
fazo Topissime, ça devient une habitude...
31 janv. 2017 à 00:50