Art pictural et Bande Dessinée
Depuis ce 29 mai 2024 est organisée au Centre Pompidou à Paris une exposition ayant pour titre « La bande dessinée au Musée ». Il s'agit de la présentation croisée de 15 œuvres d'auteurs contemporains de bandes dessinées et de pièces d'art pictural de la collection permanente du Musée d'art moderne.
L'exposition propose des œuvres dont la relation s'entend principalement au travers de rapprochements stylistiques, de références plus ou moins explicites à certains tableaux, de citations, d'hommages directs ou indirects. Elle est d'autant plus intéressante qu'elle se situe au sein-même de la collection permanente du musée. Trois exemples :
(Henri Matisse, le Luxe 1 – 1907 et Philippe Dupuy, Mon papa dessine des femmes nues – 2020)
(René Magritte, Souvenir dfe voyage – 1926 et Eric Lambé, la station des vendanges - 2016)
(Francis Bacon, Three Figures in a room – 1964 et Lorenzo Mattotti, The Raven - 2009)
Cette mise en avant exceptionnelle ne doit toutefois pas faire oublier que depuis sa création, la bande dessinée est régulièrement considérée comme un sous-genre estropié, boiteux, superficiel des arts dits « beaux », tout juste bon à divertir les enfants et à amuser des adultes considérés comme n'ayant pas ou peu dépassé le stade de préadolescent retardé (je caricature à peine, souvenez-vous des réactions, réflexions, voire des ricanements de certains de vos proches lorsque vous avez tenté de leurs détailler votre passion...).
Il faut avouer que l'influence néfaste de la fameuse « Loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse », censée protéger la santé mentale de nos enfants et les soustraire à « l'importation massive » de bandes dessinées Nord-américaines, n'a rien arrangé.
(André Gill, Madame Anastasie, La censure - 1874)
Or, depuis deux ou trois décennies, des auteurs toujours plus nombreux proposent des créations d'une technique et d'une créativité si abouties qu'il devient légitime de considérer que leur qualité est au moins égale, sinon supérieure, à celle d'un grand nombre œuvres picturales qui leurs sont contemporaines.
D'ailleurs, si nous observons ce phénomène sous l'angle économique, les ventes aux enchères de planches originales atteignent depuis quelques temps déjà des prix stupéfiants. Il se dit même qu'un récent courant d'acheteurs fortunés investirait significativement aujourd'hui dans les ventes d'originaux de bandes dessinées, délaissant en partie les ventes de tableaux modernes.
Franck Frazetta, Dark Kingdom – vendu 6 000 000€ le 22 juin 2023 chez Heritage Auctions
Dans ces conditions, quels rapprochements est-il possible de faire entre ces deux modes d'expression artistiques?
Je n'ai certainement pas la prétention de répondre de façon exhaustive à cette question qui nécessiterait des mois d'investigation et un ouvrage complet rédigé par un éminent spécialiste. Je m'amuse simplement ici à poser quelques jalons, ouvrir quelques pistes, espérant que cela provoque une certaine émulation, des réactions passionnées, des échanges constructifs.
Avant de poursuivre, je dois tout d'abord avouer que tout comme dans les rayons des librairies pour ce qui est des albums, il m'arrive d'être un peu perdu face à la profusion des styles et des techniques des planches originales présentées dans les galeries de 2DG. Les modes d'expression sont extrêmement variés, je n'arrive pas toujours à discerner si j'ai affaire à une planche de BD ou d'art dessiné, un texte littéraire illustré ou un sujet de bande graphique stylisée, par exemples :
(Cromwell, Alice - le dernier des Mohicans – vers 2010)
(Virgil Finlay, portrait de femme, sd)
Peut-être faut-il maintenant rappeler ce qu'est la bande dessinée ?
Rodolphe Töpffer puis Will Eisner la définissent comme un « art séquentiel » : jusqu'ici tout va bien, je comprends « série de dessins qui racontent une histoire ». Notons maintenant les arguments d'une étude de Thierry Smolderen dans son livre « Naissance de la bande dessinée » (Ed. Les impressions nouvelles - 2009) : « dans le paysage subitement diversifié de la bande dessinée actuelle, où les niches écologiques se multiplient au contact d'autres domaines (la littérature, les arts plastiques, internet...), nous sommes plus que jamais en état d'apprécier pour leur propre mérite des expériences graphiques précédemment inclassables. Le modèle de Tintin a cessé d'imposer son point de fuite unique au regard porté sur l'histoire du médium. (…) l'enthousiasme peut désormais prendre le pas sur la réticence vis à vis des œuvres les plus éloignées de la BD canonique».
Cela commence à se compliquer sérieusement : ainsi, cette œuvre d'Art Spiegelman (Lead Pipe Sunday no. 2 - 1997 ) est-elle plutôt une œuvre picturale ou de bande dessinée ?
Aussi étrange que cela puisse paraître, cet « élargissement du paysage actuel » de la bande dessinée, pour lequel 2DG est un baromètre précieux, me renvoie toujours - et pour une grande partie de sa production - aux prémices de cet art qui prend forme grâce aux inventions déterminantes de peintres de la fin du XIXème et du début du XXème siècle.
Après avoir cité Rodolphe Töpffer qui fut un excellent peintre avant d'être l'inventeur du style graphique narratif qui subjugua l'immense Goethe lui-même, citons maintenant une réalisation de Lyonel Feininger pour l'Amérique du Nord, une autre de Caran d'Ache pour l'Europe, choisis parmi de très nombreux autres exemples possibles :
(Loynel Feininger, Wee Willie Winkie's World – 1906/07, in Pierre Horay Editeur – 1974)
( Caran d'Ache, Les souliers de Noël, revue Paris Illustré - 1er novembre 1885)
Qui plus est, au cours de son évolution, la bande dessinée s'est peu à peu, puis de plus en plus, rapprochée de l'art de la littérature, développant parallèlement des techniques picturales sophistiquées pour s'exprimer. Sous cette évolution, comment définir les magnifiques aquarelles de Hugo Pratt (peinture, pas peinture ?...), précurseur historique qui définit son art comme « littérature dessinée ».
Il invente les premières réalisations de ce type qui aboutiront à la création puis au développement du « roman graphique » tel que nous le connaissons aujourd'hui.
(Corto Maltese : Les éthiopiques – 1978 ; La maison dorée de Samarkand – 1987 )
Néanmoins, peut-on considérer que l'apparition de cette tendance soit si récente ? Depuis la fin des années 1960, depuis l'explosion en France de la bande dessinées dite « pour adultes », tout particulièrement dans les magasines Pilote puis Métal Hurlant (précédée d'une bonne dizaine d'années aux États-Unis), apparaît la volonté de certains auteurs de donner plus d'ampleur, plus de profondeur, plus de détails à certaines de leurs réalisations avec ou sans présence de textes en commentaires ou de bulles. Ils intègrent des pleines pages, voire des doubles pages, au sein-même de leur trame narrative. Je pense aux « splash pages » de Jack Kirby, à certaines compositions de Moebius, Bilal, Druillet, Schuiten...
(The Fantastic Four, Jack Kirby, in Marvel Comics, FF 62, May 1967)
(Les 6 voyages de Lone Sloane, Philippe Druillet, in Dargaud Editeur – 1979)
(Harzakc, Moebius, in L’œuvre Hermétique, les Humanoïdes associés – 2019)
(La femme piège, Enki Bilal, in Les Humanoïdes Associés – 1990)
(Revoir Paris, François Schuiten, in Ed. Casterman – 2016)
Ce courant de compositions s'est développé régulièrement puis imposé avec détermination. Les auteurs orientent consciemment la réalisation d'images dessinées grand format vers un versant pictural parfaitement assumé : ainsi, parallèlement ou dans la veine des précurseurs déjà cités, d'autres auteurs ont systématisé cette technique, certains s'en faisant une véritable spécialité.
Je pense au maître absolu de la composition qu'est pour moi Sergio Toppi, également des compositions de Jacques Tardi, plus récemment d'Emmanuel Lepage, Benjamin Flao..., exemples parmi des dizaines d'autres grands talents.
(Le trésor de Yazid et j'ai attendu mille ans, Sergio Toppi, in Sharaz-De, Ed. Mosquito – 2013)
(Jacques Tardi, C'était la guerre des tranchées, A suivre num. 181 – 1993)
(Benjamin Flao, La ligne de fuite – 2007 et Kililana Song – 2012, Ed. Futuropolis)
(Emmanuel Lepage, Voyage aux Îles de la désolation - 2011 et Armen - 2017, Ed. Futuropolis)
Finalement, et à bien y réfléchir, les auteurs de bandes dessinées ne se sont-ils pas appuyés depuis l'origine sur des techniques picturales pour s'exprimer, ne serait-ce que pour créer les couvertures de leurs albums, des hors textes couleur, des cases en grand format...?
Que penser des réalisations de Georges Rémi pour Tintin vues sous cet angle (peinture ou pas peinture ?).
(Hergé, Le lotus Bleu in fac-similé - 1985 ; Tintin en Amérique in fac-similé – 1995 ; On a marché sur la Lune, Ed. 1954 / Éditions Casterman)
Gouache, l'acrylique, aquarelle, encres, huile, support papier, sur carton, sur bois, toile tendue sur cadre... Le choix des techniques, des matériaux, des supports, est-il un critère suffisant pour associer ou opposer les œuvres du champ pictural de celui de la bande dessinée ? Certains peintres modernes ont intentionnellement introduits une trame narrative puissante dans leurs réalisations :
(Pierre Alechinsky, Passerelles – 1986)
(Jean-Michel Basquiat, teschio - 1981)
(Thierry Guesquierre, Je veux voir la canopée - 2007)
(Meissheim Morgan, composition sur planche de Hentai - 2023)
Cette brève présentation montre qu'il existe indéniablement une zone d'intersection à l'intérieur de laquelle il est bien difficile de discerner si les œuvres réalisées sont de type purement pictural ou de « littérature dessinée » comme les définissait Hugo Pratt. Il est évident qu'aujourd'hui, certains auteurs ont créé des œuvres d'une telle dimension qu'elles pourraient être accrochées sur les mêmes cimaises que celles des tableaux modernes ou contemporains.
C'est ainsi qu'au cours de ma pérégrination dans les allées du musée d'art moderne du Centre Pompidou, certaines œuvres récentes d'auteurs m'ont parues entrer directement en résonance avec d'autres de la collection permanente du musée, alors qu'a priori elles n'ont rien en commun:
(Christophe Chabouté, Moby Dick 1 – 2014 et André Marfaing, sans titre – 1964)
(Stéphane Levallois, sans titre – 2007 et Claude Garache, Tasque – 1981)
(Coco, Dessiner encore – 2021 et Mikhaïl Larionov, L'automne - 1912)
D'autres compositions de « maîtres historiques » de la bande dessinée, présentées dans les travées du musée, m'ont parues être parfaitement à leur place au milieu des peintures sans qu'il soit nécessaire de donner quelque justification que ce soit :
Georges Herriman, Krazy Kat – 1933
Will Eisner, couverture pour le Spirit Magazine num. 31, 1981
Edmond-Francis Calvo, La bête est morte – 1942/44
Et que dire de certaines œuvres de la collection permanente du centre d'art moderne dont la puissance narrative, même si elle s'exprime de façon spécifique à l'art pictural, se rapproche mystérieusement de celle de certaines autres du champ de la bande dessinée. Je suis certain qu'à la vue de ces quelques exemples, des images de réalisations du 9ème art vont instantanément vous apparaître :
(Georges Rouault, acrobate – vers 1913 ; Kees Van Dongen, Nini – vers 1909)
(Pablo Picasso, Arlequin et femme au collier – 1917 ; Marc Chagall, Les toits rouges - 1953)
(Robert Delaunnay, manège de cochon, 1922)
(Juliette Roche, sans titre, dit « American picnic – 1918)
(Matta, Xpace and the Ego – 1945)
(Max Ernst, un Tissu de mensonges – 1959)
Pour conclure, il me reste à préciser une définition qui manquait dans cet article et que je souhaitais garder pour la fin... Elle va soit vous jeter dans une extase quasi mystique, soit dans un enthousiasme débridé aux relents « adrénalinés », soit dans une perplexité sans fond qui n'aura d'égal que votre grattage intempestif du cuir chevelu : qu'est-ce que la peinture ?
Pour ce faire, je me contenterai de reprendre celle du dictionnaire Petit Robert : « Opération qui consiste à couvrir de couleur une surface.» Et toc ! Pour accompagner cette désarmante évidence, présentation d'une œuvre croisée entre peinture et bande dessinée, dans une expression encore différente à ce qui a été vu précédemment.
(Moebius, Cattanéo, Beautiful Life, Edtions Zanpano, 2004)
Ainsi qu'en est-il donc réellement de la prétendue supériorité des réalisations des «arts picturaux» sur la bande dessinée ? Ne serait-il pas sage aujourd'hui d'abandonner définitivement les comparaisons stériles, les jugements prétentieux, les prises de position pédantes, les dénigrements absurdes pour admettre une bonne fois pour toute que ces deux champs d'expression artistique sont tout simplement complémentaires et que face à certaines œuvres du 9ème art nous sommes en présence d'un mode d'expression majeur ? Pour le reste, et pour être parfaitement objectif, je crois qu'on pourra également s'accorder sur le fait qu'une « croûte » en bande dessinée vaut aussi bien qu'une « croûte » en peinture...
Épilogue : un jour Jean Cocteau, accompagné par le jeune Raymond Radiguet, rend visite à un peintre de ses connaissances, imbu de lui-même et plus pédant que talentueux. Celui-ci commence à déambuler avec emphase entre ses tableaux, les commentant généreusement à ses invités. Raymond Radiguet baille, reste en arrière, s'assoit puis s’assoupit. Finissant sa longue et ennuyeuse visite, l'artiste présente sa dernière création en précisant qu'elle n'est pas encore terminée. Alors du fond de l'atelier, perce la petite voix de Raymond Radiguet: «il faudrait l'achever!» Merveilleuse histoire de peinture qui ferait un excellent scénario pour une bonne bande dessinée, n'est-ce pas ?