L'émancipation sexuelle de la bande dessinée en France dans les années 1970

January 24, 2025,  by  Archéobd / Pascal Hanrion

 

Par Archéobd / Pascal Hanrion

 

Au début des années soixante, dans une galaxie pas si lointaine, sur la planète Hara Kiri qui ne veut pas ressembler aux autres planètes de son système solaire, une « soupe primitive » commence à entrer en ébullition. 

 

 

 

 

Cabu, publicité détournée, Hara Kiri 38, 1964

 

 

 

On y trouve déjà tous les constituants fondamentaux qui vont composer une bonne partie de la révolutionnaire «bande dessinée pour adultes» : blasphématoires contes satiriques pour les petits et les grands, cynisme outrancier exacerbé, provocations intempestives, irrévérence effrénée envers le pouvoir politique, dénuement «juste c'qui faut» de jolies p'tites pépées dans des situations plus improbables les unes que les autres : beaucoup de photographies et de photomontages.

 

 

 

Roland Topor, Hara Kiri 38, 1964

 

 

 

La bande et l'illustration dessinées sont présentes mais pas prédominantes (Cabu, Fred, Wolinski, Reiser, Topor...) : on y va doucement, on suggère plutôt qu'on montre crûment, on dirige la caricature du bout des doigts ou plutôt du bout de la pointe du crayon. On ne force pas encore trop sur le trait, mais l'esprit est déjà là, bien ancré, dont les puissantes racines se sont déployées dans le temps  jusqu'à aujourd'hui...

 

 

 

 

Fred, Hara Kiri 39, 1964

 

 

 

 

Après que la nébuleuse «bête et méchante» a moqué effrontément l'astre incandescent gaullien récemment éteint, le grand prêtre de la  « galaxie ministérielle de l'intérieur » lui coupe la trajectoire, la noie sous une pluie de météorites dévastatrices. Et pendant que le Quasar Choron répond «qu'ils crèvent»  aux ingénus astéroïdes qui lui demandent ce qu'il pense de ceux qui ne lisent pas Hara Kiri, 

 

 

 

 

Wolinski, La tentation de Saint-Antoine (abstract), Hara Kiri 38, 1964 

 

 

 

 

une jeune étoile s'apprête à pourfendre les ténèbres de ses rayonnements frénétiques dans ce qui reste de la pouponnière gazeuse en extinction : elle s'appelle Charlie mensuel

 

 

 

 

Guido Buzzelli, couverture, Charlie mensuel 75, 1975

 


 

C'est la toute fin des années soixante, et c'est à ce moment-là que le Dieu Sexos apparaît réellement dans un ciel peu encombré par ses démons. Prenant modèle sur la constellation Linus en Italie, l'étoile Charlie propose un contenu fiévreusement dirigé vers un lectorat adulte capable de «lire autre chose que de la bande dessinée».

 

 

 

Jean-Claude Forest, Les contes de la barque saoule, Métal Hurlant 10, 1976


 

 

 

Il s’appuie en bonne partie sur l'univers Nord-Américain (Krazy-Kat, Andy Cap, Peanuts, Buck Rayan...) mais c'est avant-tout les pléiades européennes qui créent un chambardement sexuelo-cosmico-hilaro-fantastique irréversible (Pichard, Crépax, Buzzelli, Barbe et toujours Cabu, Reiser, Wolinski...).

 

 

 

 

Guido Crepax, Le mystère de Marie Roget, 1967, Charlie mensuel 66, 1974

 

 

 

Un style sexo-bout-en-train « en-veux-tu-en-voilà » apparaît chez la plupart des auteurs avec hardiesse : Éros n'est plus suggéré mais, qu'il soit développé avec élégance ou avec brutalité, il est chorégraphié dans une dynamique puissante et déterminée. C'est le début d'une libéralisation des scenarii et du graphisme, la création pétaradante d'une joyeuse émancipation des artistes comme des lecteurs, le tout au second degré bien évidemment...

 

 

 

Georges  Pichard, Les manufactures, Charlie mensuel 61, 1974

 

 

Il faut encore attendre le milieu des années 1970 pour que l'explosion d'une supernova produise une déflagration aux effets irréversibles : s'étant pour la plupart échappés de la nébuleuse Pilote, cinq doigts d'une même main lovecraftienne (Jean-Pierre Dionnet, Nikita Mandryka, Philippe Druillet, Moebius, Bernard Farkas) créent un ODNI (Objet Dessiné Non Identifié), véritable bombe volante hyper stylisée qui pulvérise tout le paysage de la bande dessinée à Papa. 

 

«  Le 19 décembre 1974, à quatre heures du matin heure locale, aux limites de Livry-Gargan et de la forêt de Clichy, enfin réunis... … Philippe Druillet, l'enlumineur paranoïaque, Moebius alias Gir, alias Giraud, alias « le dessinateur aux mille faces», Jean-Pierre Dionnet dit grat-grat, votre serviteur et Bernard Farkas, venu mettre un peu d'ordre dans nos projets grandioses et un peu d'âme dans nos comptes ; Décidèrent, simultanément et à l'unanimité, de ne plus répondre, désormais, qu'au seul nom collectif de : «LES HUMANOIDES ASSOCIES»

de réediter enfin « LE BANDARD FOU » cet album mythique depuis trop longtemps en rupture de stock............

de sortir tous les trois mois un magazine de Science-Fiction en bandes dessinées où ils étaleraient complaisamment leurs phantasmes putrides : celui-là même que vous tenez entre vos mains gercées ou manucurées..........

de préparer plein d'autres choses..........

 

Pour cela ils travaillèrent comme des bêtes, perdant le boire et le manger, s'éveillant la nuit pour noter leurs cauchemars... et ils allèrent même chercher Etienne Robial de Futuropolis qui dessina le titre et mit des pages en formes....

 

Désormais, cachés derrière une planche de format grand-Aigle pour s'abriter du vent, ils n'attendent plus, gémissant d'impatience que votre verdict.»

Jean-Pierre Dionnet, Métal Hurlant 1, 1975

 

 

 

 

Illustration du premier éditorial de Jean-Pierre Dionnet, Métal Hurlant numéro 1, 1975

 

 

 

 

Moebius, Arzak, Métal Hurlant 2, 1975

 

 

 

 

Philippe Druillet, Vuzz chapitre 2, Métal Hurlant 6, 1976

 

 

 

 

Jacques Tardi, l'histoire de tardis, Métal Hurlan 9, 1976

 

 

 

 

Avec un accomplissement qui n'a d'égal que la vitesse de la lumière, la déflagration Métallique Hurlante s'oriente dès le premier numéro vers des récits de pure science fiction, d'anticipation, de dystopie, où un sexe débordant et opulent (avec ou sans «c») fracasse les codes convenus du style "franco-belge". Il envoie les univers ouatés de Tintin, Spirou, Mickey, Pif Gadget dans le vide intersidéral et la castratrice "Loi ou 16 juillet 1949" (pour la protection mentale de nos enfants...) vers le sinistre désastre apocalyptique de la seconde guerre mondiale d'où elle n'aurait jamais dû s'échapper.

 

 

 

Richard  Corben, C.DO PEY, 1971, Métal Hurlan 1, 1975

 

 

 

Caza, Sanguine, Métal Hurlant 12, 1976 

 

 

 

 

Jean-Michel Nicollet, Monsieur, Métal Hurlant 17, 1977

 

 

 

Voss, couverture, Métal Hurlant 22, 1977

 

 

 

Non contente de propulser les personnages des séries dans des sphères oniriques  intergalactiques, cette main dirige le regard ébahi du lecteur vers une atmosphère baignée d'un sex-appeal quelque fois subtil et élégant, 

 

 

 

 

Barbe, La Mour ou l 'amour, L’Écho des savanes 20, 1976

 

 

 

Crespin, algues, Métal Hurlant 23, 1977

 

 

 

Schuitten Brothers, Carapaces, Métal Hurlant 13, 1977

 

 

 

le plus souvent inondé d'un flot de sexe cru, récurrent, décomplexé, désinhibé, exhibitionniste à souhait, libre de toute entrave. Il y distille une bonne dose de pornographie intelligemment encadrée et assumée : qui plus est, Thanatos côtoie Éros dans une transe qui touche quelques fois  à un sublime agressif, glauque et ténébreux.

 

 

 

Moebius, The Long Tomorrow, Métal Hurlant 8, 1976

 

 

 

Paul Gillon, couverture Métal Hurlant 20, 1977

 

 

 

 

H.R. Giger, Necronomicon, Big O Publishing Ltd, 1978

 

 

 

Dans le sillage de Métal Hurlant, par sécession des doigts de la main créatrice puis l'arrivée d'une meutes d'autres phalanges et phalangettes tout aussi déterminées, la déflagration crée de nombreux nuages cosmiques dans lesquels de nouvelles étoiles font chavirer les âmes bien pensantes : citons L’écho des savanes et Fluide glacial

 

 

 

Jean Solé, couverture, l'écho des savanes,1976

 

 

 

Gotlib, couverture, Fluide Glacial 38, 1979

 

 

 

Rivalisant de créativité, les auteurs s'en donnent à cœur joie : ils combattent avec acharnement l'image lisse et proprette de la bande dessinée classique de façon quelque fois nuancée, subtile voire poétique. Néanmoins leurs récits évoluent dans un style brutal, violent, gore. Chacun y met du sien dans une envolée où l'ardeur des débats n'a d'égale que celle de ses confrères sans "d". Le développement insolent d'un humour décapant jette définitivement  l'Almanach Vermot au triste sort du contact avec la ligne d'horizon d'un trou noir super massif.

 

 

 

Jean-Marc Reiser, Phantasmes, Éditions du square, 1980

 

 

 

 

Edika, Sketchup, Albums Fluide Glacial, Audie 1983

 

 

 

Wolinski, Junior, L'écho des savanes-Albin Michel, 1983

 

 

 

Philippe Vuillemin, Raoul Teigneux contre les Druzes, Ed. L’Écho des Savanes/Albin Michel, 1984

 

 

 

 

 

Gotlib, Rhââ Lovely, Les albums Fluide Glacial / Audie, 1985

 

 

 


Le propos n'est pas ici de faire l'apologie du sexe en tant que tel, encore moins de la pornographie. Il est par contre intéressant d'observer, là, en tournant la tête, juste derrière l'épaule, comment cette révolution graphique et scénaristique a obligé le monde de la bande dessinée à se remettre en question. 

 

Il est tout aussi intéressant d'analyser comment elle s'est développée en cherchant de nouveaux modes d'expression, comment elle les a assumés, comment elle s'est débarrassée des toiles d'araignées cosmiques qui la maintenaient sur une orbite sans érection.

 

Dans le contexte revendicatif et libertaire "pré" puis "post Mai 68", elle a trouvé des solutions d'une grande efficacité et dans "l'air de son temps" pour élargir son public, pour le faire mûrir, pour le considérer adulte.

 

Elle l'a pris par les cinq doigts de sa main (c'est vraiment le cas de le dire...) pour le secouer à vive allure, l'entraînant sur des chemins tortueux mais émancipateurs sur lesquels il n'aurait jamais osé s'aventurer seul.

 

 

 

Paul Gillon, Champs magnétiques, 1985

 

 

 

Hugo Pratt, les sonnets érotiques de Giorgio Baffo, Vertiges graphiques, 1994

 

 

 

 

 

Milo Manara, une fable nocturne, 1984, in Manara grandeur nature, Glénat, 2021

 

 

 

 

 

Philippe Marcelé, Le signe du taureau, Éditions Glénat, 1987

 

 

 


On ne parle pas ici de publications clandestines vendues sous le manteaux, sur les étagères de sordides et suintants sex-shops, mais de revues qu'on pouvait se procurer dans n'importe quel kiosque à journaux, d'albums qu'on achetait en toute liberté dans n'importe quelle librairie. Les tirages parlent d'ailleurs d'eux-mêmes : la revue Métal Hurlant c'est une impression de 50 000 unités pour les premiers numéros à partir de 1975, allant en augmentant rapidement  jusqu'à 90 000 exemplaires par numéro en 1983.

 

 

 

 

Richard Corben, Pilgor the Plunderer, Toutain Editor, 1981

 

 

 


À le regarder par les capteurs d'un James Webb's télescope à remonter le temps, comment voit-on ce phénomène artistique aujourd'hui, avec quasiment un demi-siècle de distance?

 

Transgresseur, provocateur, iconoclaste, libérateur? OUI! Et en majuscules s'il vous plaît. Immoral, pervers, scandaleux? CERTAINEMENT PAS, et toujours en majuscules.  

L'explication tient très certainement au fait que les éléments sexuels et pornographiques irradiant ces productions sont intégrés dans des scenarii et des dessins de grande qualité. En les combinant avec  cohérence, les auteurs utilisent d'autres thèmes narratifs traités de manière tout aussi qualitative: la science-fiction, le fantastique, l'horreur, un humour corrosif et explosif.

 

Mais c'est probablement et surtout parce que la dimension sexuelle de ces histoires est considérée par les auteurs et les éditeurs comme un élément revendicatif de première importance qui va bien au-delà d'un simple et superficiel accessoire promotionnel. Il ne sera jamais abordé comme le sous-genre abâtardi de ce qui existe déjà à l'époque dans d'autres médias comme le cinéma et les roman-photos.

C'est cette détermination dans l'accomplissement d'un art graphique et narratif sans concession ni compromis qui rend les récits de cette période si puissants, si irrésistibles. En somme: immortels.

 

 

 

 

Moebius, Le bandard fou, Éditions du Fromage, 1974

 

Archéobd / Pascal Hanrion
8 comments
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comixfan Excellent overview and well illustrated!
Jan 31, 2025, 9:18 PM
JMBD63 Merci pour cette synthèse d’une époque fort lointaine !
Jan 26, 2025, 7:44 PM
LHOOBD Merci pour cet article. Et pourquoi pas une petite part two peut être en lorgnant du côté des italiens ?
Jan 26, 2025, 1:20 PM
Difool Merci pour cet historique d'une époque où la BD s'affranchissait de toutes les censures !
Jan 25, 2025, 8:58 AM
doudlagaffe Vive Métal Hurlant merci
Jan 24, 2025, 11:18 PM
Takoum Superbe prestation ! J ai lu avec beaucoup d intérêt , même si je ne suis pas un fan inconditionnel de cette partie là du neuvième art !
Jan 24, 2025, 5:59 PM
9A Une bonne piqûre de rappel ! Quelle époque !
Jan 24, 2025, 3:22 PM
flober75 Merci !
Jan 24, 2025, 3:09 PM