Le Si... si... si... : Jan

October 19, 2025,  by  2DGalleries

 

Ce mois-ci c'est Jan qui répond aux questions du Si... si... si... !

 

 

1. Si je devais citer un élément déclencheur qui m'a poussé à acquérir mon premier original et donné envie de collectionner ?

 

Une question simple, mais ma réponse n’est pas unique.

 

Pour comprendre pourquoi j’ai acheté mon premier original, je dois expliquer trois choses :

- Pourquoi la bande dessinée est pour moi une forme d’art à part entière,

- Comment j’ai évolué de lecteur à collectionneur,

- Et pourquoi ce sont précisément ces artistes qui ont conquis mes murs.

 

Commençons donc par le début :

 

1a. Pourquoi la bande dessinée comme art ?

 

J’ai toujours été un grand lecteur. Enfant, je dévorais livres et bandes dessinées ; adolescent, romans et science-fiction ; et adulte, je me suis tourné vers la non-fiction, les romans graphiques et la BD. La fiction est, je crois, essentielle : elle aide à donner une place aux émotions et aiguise le raisonnement.

 

Pendant mon service militaire, mon amour pour la bande dessinée s’est rallumé. Enfant, je relisais sans fin mes Tintin et mes Bob et Bobette, mais aussi les vieilles collections de Spirou de mon oncle, avec des personnages comme Radar le Robot. Au lieu de dormir le jour après les gardes de nuit, j’arpentais Bruxelles. C’est ainsi que j’ai découvert les librairies de la chaussée de Wavre. En fouillant dans les bacs, je suis tombé sur Yves Chaland. Ce fut un choc, une véritable épiphanie — comme lorsqu’on entend à la radio une chanson qui vous bouleverse au point de courir immédiatement au magasin de disques. Sauf que j’étais déjà dans une librairie… et que j’y suis revenu sans cesse.

 

Était-ce ma « madeleine de Proust » ? Peut-être. Mais la combinaison de nostalgie et d’intelligence dans l’œuvre de Chaland a touché quelque chose de plus profond. Ce n’était pas un simple divertissement : c’était de l’art graphique avec du contenu.

 

À cette époque, vivant seul, mon budget passait surtout dans le loyer. Je cherchais donc Chaland en seconde main, dans des lieux comme Pêle-Mêle, et à partir de là, je suis devenu un habitué des librairies bruxelloises : d’abord Espace BD, puis Sans Titre, Brüsel et aujourd’hui Librairie Flagey, tenue par le sympathique Frédéric Ronsse.

 

 

 

La librairie Flagey à Bruxelles

 

 

 

1b. Comment suis-je passé de lecteur à collectionneur ?

 

Je n’ai jamais aimé les murs blancs. Dès le secondaire, j’y accrochais des affiches de théâtre polonaises trouvées à l’Atelier 340 à Jette. Pendant mes études, j’ai rencontré un couple d’artistes dont j’avais aussi des œuvres au mur. Plus tard, j’ai participé à un centre d’artistes — et d’autres œuvres sont venues s’y ajouter.

Mais finalement, c’est ma passion pour la BD et ses auteurs qui a pris le dessus. Les autres formes d’art graphique sont passées à l’arrière-plan.

 

On peut appliquer la théorie du tremplin : des albums d’occasion aux tirages de tête, portfolios et sérigraphies, jusqu’aux planches originales elles-mêmes. Ce qui a commencé avec Chaland s’est étendu à d’autres auteurs : Schuiten, Mattotti, Floc’h, Baudoin…

 

Par les discussions à la célèbre Galerie Fétiches, j’ai commencé avec les tirages de tête — dont le magistral Testament de Godefroid de Bouillon. Ce sentiment, d’emporter une telle œuvre chez soi, était indescriptible.

 

Mon premier original, je l’ai acheté lors d’une exposition de Parrondo chez Brüsel : Portrait-robot d’un redoutable bandit :

 

 

 

 

 

 

 

Le second, des années plus tard à la Maison Autrique : une photo-dessin de François Schuiten en collaboration avec la photographe Marie-Françoise Plissart — une représentation magico-réaliste de l’hippodrome de Bruxelles, presque d’ambiance magrittienne.

 

Peu après, j’ai rencontré la femme de ma vie, qui a encouragé ma passion pour les originaux — et c’est à ce moment-là que la collection a vraiment commencé à grandir.

 

1c. Pourquoi ces artistes ? Et pourquoi ma collection se présente-t-elle ainsi ?

 

Ma collection ne contient que relativement peu de planches originales. Ce qui m’attire, ce sont des images poétiques, des visions oniriques autonomes. Il y a une cohérence claire dans les thèmes qui continuent à me toucher :

 

Mattotti est un artiste complet — sa palette, ses lignes, son imagination continuent de m’émerveiller.

La clarté graphique de Chaland et de Floc’h — puissante, riche de sens, ironique, avec une élégance intemporelle.

Baudoin, avec son approche poétique, presque littéraire — brute, tendre et sincère.

Et enfin François Schuiten, avec sa vision magico-réaliste de la ville et de l’architecture — une œuvre à la fois nostalgique et futuriste.

 

Ma collection reflète non seulement mes goûts, mais aussi ma recherche d’imagination, d’émotion et d’intellect en images.

Les originaux ne sont pas pour moi des symboles de statut : ce sont les traces d’un dialogue entre l’artiste et l’imaginaire du spectateur. Et c’est ce qui les rend, pour moi, irrésistibles.

 

 

2. Si je pouvais ajouter à ma collection une œuvre présentée  actuellement dans les galeries de  2DG ?

 

Si je peux rêver, je choisirais immédiatement une planche aujourd’hui quasiment inabordable. Sans hésiter, ce serait une œuvre d’Yves Chaland — en particulier ce mordant Jeune Albert :

 

 

 

 

Planche du Jeune Albert dans la collection de François

 

 

 

 

J’aime aussi l’idée de boucler la boucle. De Breccia à Muñoz, jusqu’à Mattotti, ce fil me semble naturel. C’est pourquoi j’aimerais aussi voir apparaître une planche originale de José Muñoz dans ma collection — par exemple celle-ci, tirée de Viet Blues :

 

 

 

 

Planche de Viet Blues par José Muñoz dans la collection de EricB

 

 

 

 

3. Si je ne devais conserver qu'une seule œuvre dans ma collection ?

 

Je choisirais sans hésitation Nell’acqua de Mattotti :

 

 

 

 

 

 

 

 

On dit souvent que Mattotti a le pouvoir de faire parler les images. Cela peut sembler abstrait — jusqu’à ce que l’on contemple ce travail. Alors, on comprend.

 

En un seul dessin, il parvient à rendre palpable l’amour, et même ce « plus-que-l’amour » entre un homme et une femme. C’est exactement ce que tente de saisir la littérature.

 

Pensez, par exemple, à Women in Love de D. H. Lawrence, où son alter ego Birkin affirme que l’amour en soi ne suffit pas, et décrit une relation où l’homme et la femme existent comme des étoiles dans le firmament — indépendants, et pourtant en équilibre, côte à côte.

 

Qui pourrait résumer cela en une seule image ? Mattotti, justement.

Et Nell’acqua y parvient.

 

 

4. Si je pouvais acheter une œuvre que j'ai laissé filer par le passé ?

 

Que la mémoire soit sélective est une bonne chose. J’oublie assez vite les déceptions liées aux occasions manquées – et c’est sans doute mieux ainsi.

 

 

5. Si je pouvais acquérir une ou plusieurs œuvres parmi celles proposées en vente sur 2DG ?

 

Parmi les nombreuses pièces remarquables actuellement en vente, cette magnifique illustration d’Elene Usdin retient particulièrement mon attention :

 

 

 

 

Illustration originale – Portrait de Philip K. Dick.

 

 

 

Elene Usdin est une auteure intéressante. Son premier livre, René.e, a été un véritable événement. J’attends avec impatience son prochain ouvrage, Detroit, qui sortira bientôt !

 

 


6. Si j’étais un personnage de Bande Dessinée ?

 

Je n’ai pas vraiment la fantaisie de vouloir être un personnage de BD.

 

Ce que je trouve amusant, en revanche, c’est la manière dont Floc’h se représente lui-même dans sa série Ma vie (de rêve) (ou Une vie exemplaire)…

 

 

 

 

Une vie de rêve (Floc'h)

 

 

 

Cette auto-représentation légère et ironique — ça, je m’y verrais bien.

 

 


7. Si j'avais la possibilité de passer une journée avec un artiste disparu ?

 

Sans la moindre hésitation, Yves Chaland.

 

 

 

Yves Chaland à sa table à dessin

 

 



8. Si je pouvais poser une question à cet auteur ?


Je voudrais lui demander comment il verrait le monde d’aujourd’hui.

 


9. Si je ne devais posséder qu'un seul album dédicacé dans ma collection ?

 

Je n’ai pas beaucoup d’albums dédicacés. Les seuls livres pour lesquels j’ai fait la file sont ceux de François Schuiten et Benoît Peeters.

 

Leurs séances de dédicaces s’accompagnent souvent d’un événement plus vaste – conférences, discussions, expositions – qui valent toujours la peine d’être vécues.

 

 

10. Si je pouvais lire la suite d’une bd ?

 

J’espère que François Schuiten et Benoît Peeters réaliseront encore un album supplémentaire et abouti dans la série Les Cités Obscures.

 

 

 

Visuel extrait des Cités Obscures par François Schuiten et Benoît Peeters

 

 

 

 

Voici enfin la réponse de à une question imaginée par Arno54 lors du précédent Si... si... si... :

 

 

Quels sont, selon vous, les auteurs injustement boudés par les collectionneurs d'originaux ?

 

Question intéressante, mais aussi complexe : le premier réflexe est toujours d’associer la « réussite » au prix. Pas parce que le prix dit tout, mais parce qu’il est l’aboutissement visible de facteurs sous-jacents comme la qualité, la rareté, l’iconographie, la reconnaissance institutionnelle et la demande réelle.

 

Sur le marché primaire, les prix naissent d’un dialogue entre la galerie, l’artiste et un petit noyau restreint mais influent de collectionneurs. Ce qui compte alors, c’est le type de pièce (une couverture ou une planche clé pèse plus lourd qu’une page moyenne), la composition, la période et le momentum — expositions, presse, nouvelles parutions.

 

Le marché secondaire — ventes aux enchères et marchands — rend les prix plus transparents, mais aussi plus exposés aux aléas : liquidité, timing, provenance, frais et devises influencent fortement les résultats.

 

Crucial, le « jeu » qui donne le ton : les classiques servent de valeurs refuge, perçues comme des placements stables, où maintenir le prix est une attente réaliste. Les ventes de référence de ces blue chips deviennent des repères, des étalons de comparaison pour tout le reste du marché.

 

Les grands marchés géographiques, notamment les États-Unis, renforcent cet effet : leur base d’acheteurs profonde et leur marketing international consolident des prix marteau qui servent de références mondiales et figent parfois les hiérarchies.

 

Ce capital se redéploie ensuite vers des styles et des écoles apparentés, cherchant une exposition « bêta » dans des univers proches des classiques. Mais toutes les galeries ne suivent pas cette logique financière : certaines tracent leur propre sillon, plus exigeant, plus curieux. En explorant de nouvelles esthétiques, en révélant des artistes encore méconnus ou en dialoguant avec l’art contemporain, elles élargissent le champ et déplacent les lignes. La Galerie Martel, par exemple, a su ouvrir ce passage entre bande dessinée et art, faisant entrer ses auteurs dans un autre regard — celui des collectionneurs d’art au sens large.

 

C’est ainsi que naît parfois la hype — surtout autour d’artistes vivants —, mais la hype peut créer l’illusion d’une valeur : seul le temps transforme un engouement en reconnaissance durable.

 

Mais comprendre comment le marché fonctionne n’est qu’une partie du tableau. Il faut aussi y mêler son propre profil de collectionneur. Chez moi, ce regard est à la fois rationnel — disons, sur le très long terme, que mes enfants y trouveront aussi un certain sens — et profondément émotionnel. C’est ce second aspect qui domine : d’où un choix d’artistes très personnel, guidé avant tout par l’attachement, la résonance intérieure et le plaisir de l’œil.

 

Voici, parmi beaucoup d’autres, quelques artistes que je trouve injustement laissés de côté par les collectionneurs :

 

Nicole Claveloux — Une artiste d’une liberté totale, avec un univers de couleurs et de formes qui défie toute logique. Ses images sont à la fois sensuelles et inquiétantes, pleines de mystère et d’humour. Chaque planche semble venir d’un rêve. Ses grands originaux sont rares, et quand on en voit un, on comprend immédiatement qu’on est face à une œuvre d’art à part entière.

 

Floc’h — D’une élégance rare, il incarne la ligne claire dans ce qu’elle a de plus littéraire et de plus ironique. Il y a chez lui une précision graphique qui cache toujours une distance, un sourire. Ses dessins racontent autant par ce qu’ils montrent que par ce qu’ils taisent. C’est un raffinement que le marché, curieusement, n’a pas encore vraiment valorisé.

 

Frantz Duchazeau — J’aime sa façon de faire dialoguer musique, histoire et dessin. Il y a dans ses noirs et ses silences une vraie profondeur, une humanité sans pose. Ses planches ne cherchent pas à séduire, elles s’imposent doucement, comme une chanson qu’on finit par connaître par cœur. C’est un travail qui demande du temps — et aussi un certain calme pour être pleinement reçu.

 

 

Nous remercions Jan pour sa participation.

Rendez-vous le mois prochain !

2DGalleries
4 comments
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JMBD63 Merci pour votre si si si assez analytique
Oct 20, 2025, 8:29 PM
SupHermann Merci pour le partage
Oct 20, 2025, 7:07 PM
flober75 Très agréable moment de lecture. Merci pour ce moment de partage.
Oct 19, 2025, 5:59 PM
salome3544 Passionnant et enlevé … j’aime bcp cette notion d’ « exposition bêta » où on te vend les soit-disant neo-classiques (à prix gonflé)
Oct 19, 2025, 10:29 AM