Et la bande dessinée devint adulte (partie 3 : Henri Filippini)

27 juillet 2025,  par  Archéobd / Pascal Hanrion

Raconté par celles et ceux qui l'ont créée : Henri Filippini 

 

 

 

Jean Solé, Animaleries, collection Livres d'images, Éditions La Noria - 1977

 

 

Henri Filippini est un journaliste, critique et historien de la bande dessinée.

 

Dès la fin des années soixante, il entre dans l’équipe formée par Claude Moliterni autour du magazine Phénix. Il anime le fanzine d’information BD Alfred pendant de longues années et crée la convention de la BD de Paris avec le concours de quelques passionnés de BD.

 

Il débute une encyclopédie de la BD dans Tintin grâce à Greg, avec Couperie et Moliterni. À partir de 1974, il collabore aux Éditions Glénat, où il participe aux diverses étapes de l’évolution de ce nouveau géant de la BD : réalisation de nombreux Cahiers de la BD, articles dans Circus, création de Gomme puis de Vécu, découverte d’auteurs comme Bourgeon, Juillard, Dermaut, Yslaire, Makyo, Vicomte, Cothias, Adamov, Kraehn…

 

Il écrit l’histoire du journal Pilote et du journal Vaillant, ainsi que Les Années cinquante (Éditions Glénat). Il collabore à L’Histoire mondiale de la BD chez Pierre Horay et publie le Dictionnaire de la BD chez Bordas en 1989 (source : Babelio).

 

 

 

 

Encyclopédie de la Bande dessinée, Couperie, Filippini, Moliterni, Editions Serg, 1974

 

 

 

Archéobd / Pascal Hanrion : 

 

Comment avez-vous vécu la bascule de la bande dessinée pour la jeunesse  vers un public adulte?


 

Henri Filippini :

 

Avec Claude Moliterni et quelques autres, je fais partie des personnes qui se sont battues dès la fin des années 1960 pour faire reconnaître la bande dessinée et la génération des auteurs des années 1970, qui a succédé à la génération la plus ancienne.

 

Durant les sixties et les seventies, cette génération des anciens a cohabité avec celle des nouveaux auteurs, c’est-à-dire que les jeunes n’ont pas effacé les anciens : les auteurs dits « historiques » terminaient leur carrière, parfois de façon difficile, alors que la nouvelle génération inaugurait une nouvelle ère, avec une liberté bien plus grande et un lectorat différent.

 

 

 

 

Fred, page de couverture, Hara-Kiri 8, décembre 1961

 

 

 

Lorsque j’ai lancé la première convention de la bande dessinée en 1969, j’ai fait le tour des éditeurs pour leur proposer d’y participer. Je suis allé voir Georges Dargaud, qui m’a reçu très aimablement, mais qui m’a dit : « Vous rigolez, jamais personne ne viendra vous voir. Ce que vous projetez est un truc pour enfants, mais parmi les adultes, jamais personne ne s’intéressera à la bande dessinée.

 

 

 

 

Jean-Claude Forest, Barbarella, affiche 9ème convention de la bande dessinée, 1977

 

 

 

 

En 1970 vous avez 24 ans : quel a été votre parcours comme lecteur pour  passer de la bande dessinée d'après-guerre, comme celle des Éditions  Bayard, à une forme plus moderne?

 

Je l’ai fait tout seul. Comme je lisais pratiquement tout ce qui paraissait, j’ai suivi l’évolution des journaux, notamment celle de Pilote qui, au départ, était assez similaire aux revues Spirou, Tintin ou Vaillant, et qui, peu à peu, est devenu un magazine plus proche de Charlie mensuel et Métal Hurlant.

 

 

 

 

Jean-Claude Mézières, Journal Pilote 492, 1969

 

 

 

 

Que cherchiez-vous à l'époque, que vous ne trouviez pas dans la bande  dessinée classique?

 

Dans un premier temps, à quelques exceptions près, la nouvelle génération créa des histoires destinées aux adultes, mais resta dans un registre classique : je pense à Jean-Claude Mézières, Jean Giraud… Et puis, il y eut ceux qui révolutionnèrent le paysage, comme Fred, Philippe Druillet, Moebius…

 

 

 

 

Jean Giraud, Journal Pilote n°532, 1970

 

 

 

Les années 1970 ont suivi les mouvements revendicatifs sociaux et estudiantins des années 1960 : il y eut des auteurs qui se rebellèrent contre les valeurs du moment, notamment grâce à René Goscinny, car il faut bien dire que tout est parti du journal Pilote.

 

Tous les journaux de la nouvelle génération, comme L’Écho des Savanes, Métal Hurlant, Charlie et les autres, sont nés de Pilote. Pour ma part, je ne peux pas me présenter comme un simple lecteur, car je fréquentais à l’époque les auteurs chaque semaine ; je voyais évoluer leurs travaux avant même leur parution dans les revues. Cela s’est fait tout naturellement.

 

 

 

Philippe Druillet, Journal de Pilote 569, 1970

 

 

 

Vous parlez des mouvements revendicatifs des années 60, quelle a été leur influence sur la création d’un nouveau genre de bande dessinée ?

 

Elle a été très importante, notamment à travers des journaux comme L’Enragé ou Zinc. Je ne parle pas des journaux à grande diffusion, mais d’une multitude de petites publications qu’on appelait des « fanzines », qui ont permis, peu à peu, à la bande dessinée d’évoluer.

 

Durant son âge d’or, au début des années 1970, il paraissait plus de cent titres de fanzines différents chaque mois. Je parle de fanzines réalisés de façon artisanale par de jeunes auteurs ou des passionnés qui éditaient leurs propres revues. Je ne parle pas de revues bien plus élaborées comme Phénix ou Les Cahiers de la Bande Dessinée.

 

 

 

 

L’Enragé, n°2, 2e trimestre 1968

 

 

 

 

Pierre Guitton, Fanzine Zinc n°1, couverture, 1971

 

 

De nombreux auteurs de la nouvelle génération ont démarré en créant et publiant leur propre fanzine : je pense notamment à Luc Cornillon, Serge Clerc, Yves Chaland. Aucune maison d’édition ne s’y intéressait à l’époque. Les jeunes auteurs diffusaient leurs auto-éditions, parfois avec l’aide de municipalités.

 

Les fanzines étaient presque exclusivement imprimés à la ronéo. C’était très artisanal, avec des tirages de quelques dizaines ou quelques centaines d’exemplaires, pas plus. Ce n’est pas forcément parce que les jeunes auteurs n’étaient pas édités dans des revues qu’ils s’auto-éditaient, mais plutôt parce que cela les amusait, par désir de s’émanciper et de ne dépendre de personne pour publier.

 

 

 

 

Fanzine Vroutsch n°0, couverture de Lorenzi, 2e trimestre 1971

 

 

 

 

 

Fanzine Alice, Le Tamanoir n°9, février 1972

 

 

 

Ensuite, à partir du moment où leurs travaux ont été reconnus, ils ont commencé à être édités. Vous savez, il y a énormément d’auteurs que j’ai fait démarrer chez Glénat en allant les chercher dans les fanzines. Par exemple, David Prudhomme, qui est un auteur très connu aujourd’hui : je l’ai découvert dans un fanzine du Berry. Je cherchais quelqu’un pour dessiner Ninon Secrète pour Les Sept Vies de l’Épervier.

 

 

 

 

André Juillard, scénario Patrick Cothias, Les Sept Vies de l’Épervier / La Proie et l’Ombre, revue Circus n°57, 1982

 

 

 

On était au début des années 1970. Des gens aussi connus que José-Louis Bocquet, qui est aujourd’hui un éditeur de premier plan, ont commencé très jeunes en publiant leur propre fanzine. Il y a eu Bizu, Plein la gueule pour pas un rond par l’architecte et éditeur Pierre-Marie Jamet, Cyclone par un groupe d’étudiants du lycée de Sèvres, pour ne citer qu’eux.

 

 

 

 

Philippe Druillet, fanzine Cyclone n°1, 1975

 

 

 

Nous ne sommes plus très nombreux à pouvoir en parler et à posséder ces fanzines. Les tirages étaient tellement faibles, la diffusion tellement restreinte, qu’on ne les trouve même pas en bibliothèque : il n’y avait pas de commission paritaire pour les déclarer officiellement, ni d’inscription au registre de la Bibliothèque nationale.

 

 

 

La relation des auteurs avec d’autres formes d’art ?

 

Ce fut une étincelle. Quelques auteurs ont été influencés par le style graphique de la fin des années 1960 et du début des années 1970, celui de la mode, de la publicité, de l’illustration Pop Art… Mais cette tendance a vite disparu. On peut citer Guy Peellaert (Les Aventures de Jodelle, Pravda la Surviveuse…) ou encore l’illustrateur Tito Topin (La Langouste ne passera pas, en collaboration avec Jean Yanne).

 

 

 

 

Guy Peellaert, scénario de Pascal Thomas, Pravda la survireuse (édition italienne), 1967

 

 

 

À titre personnel, je n’ai pas particulièrement eu le temps, à l’époque, de m’intéresser beaucoup ni aux arts plastiques ni à la musique, par exemple. Franchement, je n’avais pas le temps de me consacrer à autre chose, ma culture fut essentiellement celle de la bande dessinée. Vous savez, quand on est éditeur, qu’on écrit des articles, qu’on participe à des tas de manifestations, on n’a pas beaucoup de temps pour autre chose.

 

 

 

 

André Franquin, Gaston Lagaffe, illustration pour le Journal de Spirou, 1965

 

 

 

En parlant de musique, a-t-elle eu une influence marquante sur la nouvelle bande dessinée des seventies ?

 

Évidemment. Métal Hurlant, par exemple, fut un journal pour les passionnés de rock, dont Serge Clerc fut un représentant très important. Pour ma part, j’ai travaillé très tôt pour les Éditions Glénat. Je me suis essentiellement consacré aux activités de l’éditeur qui m’employait. Et puis, j’ai pour préférence la bande dessinée classique qu’on a poursuivie avec Jacques Glénat dès le départ, plutôt que des bandes dessinées hors des sentiers battus.

 

 

 

 

Serge Clerc, scénario Philippe Manœuvre, Rock City, Métal Hurlant 15, 1977

 

 

 

Comment a émergé le champ d’études sur la bande dessinée à l’époque ?

 

 

Le premier à avoir publié un fanzine avec des moyens et un contenu élaboré fut Francis Lacassin avec Giff-Wiff, très tôt et avant tout le monde, en 1962. Il créa le Club des Bandes Dessinées la même année, qui fut renommé en 1965 le Centre d’Études des Littératures d’Expression Graphique (Celeg). Puis, il apparut une scission : certains de ses membres se sont révoltés contre un contenu qui, selon eux, s’orientait trop vers les auteurs nord-américains. Ils fondèrent leur propre groupement, la Société Civile d’Étude et de Recherche des Littératures Dessinées (Socerlid), dont les principaux animateurs furent Pierre Couperie, Proto Destefanis, Édouard François, Maurice Horn, Claude Moliterni et David Pascal : je les ai rejoints en 1968.

 

 

 

 

Bulletin du Club des Bandes Dessinées Giff-Wiff numéro 8, directeur Francis Lacassin, 1963

 

 

 

 

Fanzine Phénix numéro 1 (bandes dessinées, science-fiction, espionnage), octobre 1966

 

 

 

 

Pour bien comprendre l’évolution de la bande dessinée dans les seventies, il faut préciser qu’au départ tous les lecteurs qui s’intéressaient à la bande dessinée étaient des nostalgiques des journaux d’avant-guerre, dans lesquels il y avait beaucoup de bandes américaines comme Prince Vaillant, Pim-Pam-Poum, Popeye, Mandrake, Le Fantôme… Quand Claude Moliterni m’a proposé de le rejoindre au sein de la Socerlid puis de travailler pour la revue Phénix, c’est parce qu’il voulait réagir contre un mouvement qui, à l’époque, ne se rendait pas compte de ce qu’était la bande dessinée du moment : il se focalisait quasi exclusivement sur les strips nord-américains.

 

 

 

 

 

Alfred, bulletin de la Société Française de Bande Dessinée, numéro 1, 1969

 

 

Quelle était l’ambiance de travail et de création avec les auteurs à l’époque ?

 

C’était génial ! Pour les premiers salons de la bande dessinée, comme à Angoulême ou même avant à Lucca, en Italie, un wagon de train suffisait pour emmener tous les éditeurs et les auteurs. C’était convivial, on était tous ensemble, on voyageait ensemble, on en profitait pour parler des parutions et échanger autour des projets.

 

Surtout, c’est le côté enthousiaste et amateur du milieu qui prédominait à l’époque, et qui était vraiment très fort, aussi bien du point de vue des auteurs que des éditeurs. C’était une activité passionnée pour ceux qui essayaient de mettre la bande dessinée en valeur — dont nous étions — mais aussi pour les dessinateurs.

 

À l’époque, faire de la bande dessinée, même pour l’ancienne génération, c’était quelque chose… Il fallait vraiment en avoir envie : c’était un métier qui n’existait pas encore en tant que tel, qui n’avait aucune reconnaissance officielle, qui ne bénéficiait ni de statut social ni de réelle protection juridique. De notre côté, nous étions bénévoles, et les auteurs avaient des conditions de travail très précaires. Il fallait vraiment être extrêmement passionné pour exister dans ce nouveau monde de la bande dessinée pour adultes.

 

 

 

 

Jean Giraud, affiche du Salon international de la bande dessinée d’Angoulême, troisième édition, 1976.

 

 

 

Aviez-vous l’impression de participer à un mouvement collectif de création ?

 

On a vraiment senti très vite qu’il se passait quelque chose entre les lecteurs, les auteurs et les éditeurs. On a senti aussi, rapidement, que les bases solides d’une nouvelle forme de bande dessinée avaient été posées lorsque les premières revues dirigées vers un lectorat adulte ont paru, comme L’Écho des savanes, Métal Hurlant, Fluide Glacial, À suivre

 

 

 

 

Claire Bretécher, couverture de la revue L’Écho des savanes n°1, puis éditorial, Éditions du Fromage, 1973.

 

 

 

À partir du moment où ces revues ont réussi à s’imposer sur le marché, c’est que quelque chose de fort était en train de se produire. Parallèlement, les anciennes revues comme Spirou et Tintin avaient tendance à perdre leurs lecteurs. Cela ne veut pas dire qu’elles étaient en perte de vitesse, car il y eut une cohabitation harmonieuse entre les anciennes revues et les nouvelles. C’est simplement un nouveau type de lecteurs qui a émergé. Et ce mouvement a entraîné un déplacement d’une partie du lectorat de la bande dessinée jeunesse vers celle destinée aux adultes.

 

 

 

 

Moebius, couverture de la revue Métal Hurlant n°1, puis éditorial, premier trimestre 1975.

 

 

 

Il faut aussi rappeler qu’un autre phénomène important est apparu : au début de cette décennie, il ne sortait que quelques centaines d’albums par an, toutes maisons d’édition confondues. Dans les années soixante, il y en avait encore moins, c’est-à-dire quelques dizaines au plus. Toutes les séries paraissaient en prépublication dans les journaux et dans les revues. À partir du milieu des années 1970, avec l’apparition de nouveaux éditeurs et d’une forme de concurrence qui s’est peu à peu mise en place, l’édition d’albums a commencé à augmenter rapidement, ce qui a considérablement accru les possibilités de choix pour les lecteurs.

 

 

 

 

Gotlib, couverture de la revue Fluide Glacial n°1, puis éditorial, 2e trimestre 1975.

 

 

 

C’est aussi cela qui a révolutionné le milieu, car les albums ont été édités systématiquement à la suite des parutions dans les revues, dans toutes les maisons d’édition. Par la suite, petit à petit, à partir des années 1980, les albums ont commencé à dominer les revues puis ont fini par les faire disparaître. Aujourd’hui, il s’édite plusieurs milliers d’albums par an alors que les revues ont quasiment disparu.

 

 

 

 

Jacques Tardi, couverture de la revue À suivre n°1, puis éditorial, 1978.

 

 

 

Quel était le statut des auteurs à l’époque ?

 

Pour répondre à cette question, il faut faire un saut dans le temps. Je suis en train de remonter toute ma collection du Journal de Spirou, depuis le premier numéro jusqu’au numéro 2200, et c’est très net : à travers cet exemple, je vois bien que dans les premiers temps de la bande dessinée, les auteurs étaient traités avec très peu de considération. Ce ne pouvait être que la passion qui les guidait. Ce qui était valable pour le Journal de Spirou (fondé en 1938) l’était d’ailleurs pour tous les autres journaux de l’époque, y compris le Journal de Tintin (fondé en 1946) : ce n’était pas du mépris envers les auteurs, mais ce qui intéressait avant tout les éditeurs, c’était de « faire du papier » puis de le vendre.

 

 

 

 

Roger Chevallier (Kline), Kaza le martien, hebdomadaire OK, 1948.

 

 

 

 

Par exemple, dans les publications, on trouvait le nom du dessinateur, mais celui du scénariste n’était jamais mentionné : même pour un scénariste de la stature de Jean-Michel Charlier, son nom n’apparaissait pas. René Goscinny non plus. Plus tard, cela a commencé à évoluer, doucement, d’abord grâce aux dessinateurs qui mettaient le nom du scénariste accolé au leur, parfois dans leur signature. En général, les éditeurs ont commencé à indiquer le nom du scénariste bien plus tard, avec quelques exceptions, comme Roger Lécureux (scénariste de Raymond Poïvet, Les pionniers de l’Espérance), mais parce qu’il était rédacteur en chef : sinon, il n’aurait pas pu.

 

 

 

 

 

Raymond Poïvet, sur scénario de Roger Lécureux, Les pionniers de l’Espérance, Journal Vaillant, 1957.

 

 

 

 

Comme je l’ai évoqué précédemment, jusqu’au début des années 1970, les auteurs étaient indépendants : ils n’avaient ni couverture sociale ni rémunération régulière, ils étaient payés « à la planche ». Du jour au lendemain, ils pouvaient être virés d’un journal : aucune sécurité d’emploi ni de revenus. Puis, des mouvements syndicaux se sont créés, notamment avec Roland Garel et Pierre Legoff, qui étaient auteurs, mais surtout des syndicalistes de premier plan. Ils ont obtenu une avancée majeure des droits des auteurs.

 

Également, une autre raison qui a permis aux dessinateurs et scénaristes de se mettre en valeur, ce sont les manifestations que nous organisions. Pour la première fois de leur vie, ils se rencontraient dans un autre contexte que celui du repas annuel des maisons d’édition, ou dans les bureaux où chacun venait livrer son matériel à la rédaction, avec pour seul hasard de parfois se croiser. Grâce en particulier aux salons de la bande dessinée, ils ont pu commencer à dialoguer entre eux et se sont, entre autres, rendu compte qu’ils étaient exploités. Cela s’est produit à la fin des années 1960 et au tout début des années 1970, au moment où, d’une part, les auteurs se battaient pour exister, et d’autre part, les syndicalistes se battaient aussi pour qu’ils aient la reconnaissance d’un statut.

 

 

 

 

 

Jean Giraud, scénario Jean-Michel Charlier, Lieutenant Blueberry – L’Aigle solitaire, prépublication Pilote, 1964/1965.

 

 

 

 

C’est à ce moment que le milieu de la bande dessinée a commencé à muter : les auteurs ont multiplié les projets en commun, tant durant les salons que sous l’effet d’un esprit nouveau dans les rédactions. C’est dans ce contexte que Mandryka, Bretécher et Gotlib ont pu se rencontrer et imaginer ensemble un nouveau journal (L’Écho des savanes). De même, Jean-Pierre Dionnet, en arrivant au Journal Pilote, a rencontré des auteurs avec lesquels il a ensuite créé Métal Hurlant. Il y avait une volonté commune de sortir du ghetto des maisons d’édition de l’époque, afin d’accéder à des conditions de travail plus sécurisées.

 

 

 

 

 

Gotlib, couverture, L’Écho des savanes n°2, 1972.

 

 

 

On le voit très bien avec les auteurs de la génération d’avant-guerre qui ont terminé leur carrière dans les années 1950 et 1960 : tous, à quelques rares exceptions près, sont « morts le crayon à la main ». Ils n’ont jamais arrêté de dessiner car ils ne pouvaient pas faire autrement. Cela vaut pour des dessinateurs comme René Giffey et bien d’autres, comme Robert Dansler. Étienne Le Rallic, par exemple, qui était pratiquement aveugle à la fin de sa vie, continua à dessiner jusqu’au bout pour pouvoir subsister. Mais il faut aussi reconnaître qu’avant-guerre et dans l’immédiate après-guerre, ces auteurs ont très bien vécu. Ils n’étaient pas nombreux, ils étaient recherchés, mais ils ont « flambé » tout ce qu’ils ont gagné.

 

 

 

 

Étienne Le Rallic, Davy Crockett, planche originale, circa 1958.

 

 

 

 

J’ai eu la chance de côtoyer Alain de Saint-Ogan, créateur de Zig et Puce, ce qui n’est pas rien : c’était quelqu’un qui avait vécu fastueusement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Quand je l’ai connu, à la fin des années 1960, il n’avait plus un sou. Je suis allé le voir chez lui, dans sa maison à Passy : il vivait misérablement alors qu’il avait fréquenté les grands acteurs, les présidents de la République, qu’il avait eu beaucoup d’argent, qu’il avait créé un journal et une émission de radio, que ses personnages avaient volé avec Charles Lindbergh dans son avion… Il avait tout claqué, comme la très grande majorité des auteurs de son époque, que les éditeurs payaient à la tâche sans jamais cotiser pour eux.

 

 

 

 

Alain de Saint-Ogan, Zig et Puce emportés par le diable, Dimanche illustré, 1933.

 

 

 

 

Cela dit, c’est un peu la même chose pour beaucoup d’artistes. Mais ce qui est très marquant dans la période des seventies, c’est qu’un cadre légal protecteur est apparu pour les auteurs, qu’il s’est peu à peu structuré puis développé. Ce n’est pas forcément de gaieté de cœur que les éditeurs ont été amenés à payer le treizième mois, les congés payés, les cotisations sociales et la retraite de leurs auteurs, mais ils l’ont fait, et cela a complètement révolutionné leurs conditions de travail et de création.

 

 

 

 

Jean-Claude Mézières, Désert Story, Fluide Glacial n°5, 1976.

 

 

 

 

À la fin des années 1970, un auteur de bande dessinée était payé pour sa prépublication dans la revue, puis il touchait des droits d’auteur dès le premier album vendu. Il était salarié, il avait droit au treizième mois et aux congés payés, comme les autres employés de la maison d’édition. Lorsque les journaux ont commencé à disparaître, les auteurs ont perdu leur statut de salarié ainsi que leur statut de journaliste (ils avaient droit à une carte de presse). Il y a eu un retour en arrière : ils sont redevenus auteurs indépendants et ont perdu une partie importante de leurs revenus. Aujourd’hui, à part certains auteurs-vedettes, leurs conditions professionnelles ne se sont globalement pas améliorées : il y a plus d’auteurs en dessous du seuil de pauvreté qu’au-dessus.

 

 

 

 

Francis Masse, sans titre, Fluide Glacial n°1, 1975

 

 

 

 

Quand vous entendez « seventies » aujourd’hui, à quoi cela vous fait-il penser ?

 

Cela me fait penser à une période qui, à mon avis, a été la plus importante en ce qui concerne la transformation de la bande dessinée, à tous les niveaux : pour les auteurs, la création de nouveaux journaux, la multiplication des parutions d’albums et l’évolution des conditions pécuniaires. C’est clair que tout a éclaté à ce moment-là. Malheureusement, il n’en reste pas grand-chose aujourd’hui. Les maisons d’édition publient une très grande quantité de romans graphiques, trop souvent de mauvaise qualité à mon goût, dessinés très vite, car les auteurs ne sont plus payés à la page mais au forfait : donc, plus ils vont vite, plus ils produisent d’albums, plus ils sont rémunérés.

 

 

 

 

Philippe Druillet, Métal Hurlant, couverture n°2, 1975

 

 

 

 

Malheureusement, il n’y a aujourd’hui que très peu d’albums qui permettent de toucher des droits d’auteur, car rares sont les parutions qui parviennent à payer les avances sur droits aux dessinateurs et aux scénaristes. De plus, la profusion d’éditions réduit d’autant le nombre de ventes potentielles par album. La situation est aujourd’hui catastrophique pour les auteurs.

 

 

 

 

Moebius, Charlie, n°1, février 1969

 

 

 

 

D’un point de vue artistique, qu’est-ce que les Seventies font briller dans votre mémoire ?

 

À cette époque, on est passé d’une période où la bande dessinée était totalement marginalisée et produite pour les enfants, à quelque chose qui a été pris au sérieux. Évidemment, mes souvenirs vont vers Giraud/Moebius, qui fut un auteur phare, mais Jean-Claude Mézières fut aussi très important, car il a formé un tas de jeunes auteurs comme André Juillard, Régis Loisel ou Serge Le Tendre. Mais je suis un peu gêné, car il y eut une telle éclosion dans les genres les plus divers qu’il m’est aujourd’hui difficile de restreindre les citations à quelques noms.

 

 

 

 

 

Régis Loisel, Capitaine Kergenec, Pif Gadget, 1975

 

 

 

 

Comment avez-vous engagé votre travail d’éditeur et d’écriture à l’époque ?

 

Je suis resté dans un style classique, tout le temps, avec des histoires qui n’étaient pas celles des années cinquante, mais graphiquement avec une volonté de grand classicisme. J’ai des collègues, notamment chez Dargaud, À Suivre et Casterman, qui se baladaient dans les salons avec un chéquier dans la poche pour récupérer des auteurs. Moi, je n’ai jamais pratiqué ce genre de politique. Je suis toujours allé chercher des auteurs qui n’étaient pas connus. Je les ai récupérés notamment dans les journaux des Éditions Fleurus, de la presse catholique. Cela a toujours été un plaisir de faire d’un jeune inconnu un auteur diffusé avec succès. C’est comme cela que j’ai lancé François Bourgeon, Laurent Vicomte, Jean-Paul Dethorey, André Juillard, Yslaire et beaucoup d’autres.

 

 

 

 

Bernard Hislaire (Yslaire), couverture pour la revue Circus n°86, 1985

 

 

 

 

Prenons l’exemple de François Bourgeon, qui était très peu connu à l’époque. J’ai réussi à l’imposer à Jacques Glénat qui, en tant qu’éditeur, n’était convaincu que lorsque l’auteur était déjà connu et vendait des albums. L’avantage que j’avais sur mes collègues, c’était que je lisais tout. Je suis tombé sur ses travaux dans un journal des Éditions Fleurus. J’ai trouvé que c’était très bien, ce qui fait que je l’ai contacté. J’ai d’abord réédité Brunelle et Colin, qui paraissait dans Djin (nouveau titre du périodique Âmes vaillantes en 1974), puis on s’est vu, on a discuté de possibles projets, et un jour, je lui ai dit : « François, ce qu’il faudrait, c’est que tu fasses ta série personnelle destinée à un lectorat plus adulte. »

 

 

 

 

François Bourgeon, Brunelle et Colin, Le Vol Noir, Éditions Jacques Glénat, 1979

 

 

 

 

Je voulais créer quelque chose sur la Révolution française avec lui. Un jour que je dînais chez lui, j’ai vu qu’il y avait des maquettes de bateaux partout, plein de photos d’oiseaux de mer… Alors je lui dis : « Mais pourquoi tu ne fais pas quelque chose sur la mer ? » Un mois plus tard, il venait dans mon bureau avec les premières pages des Passagers du vent ; c’est cela être éditeur. J’ai toujours eu une relation de proximité avec les dessinateurs, à commencer par ceux de cette génération, et puis après je l’ai été avec d’autres à mesure que le temps passait. J’ai toujours aimé travailler comme cela, jamais en allant les débaucher de l’éditeur chez qui ils travaillaient.

 

À cette époque, François Bourgeon travaillait misérablement pour les Éditions Fleurus : qu’est-ce qu’il fallait en abattre des pages pour gagner sa vie ! Pour ma part, je lui permettais de vivre correctement en produisant huit pages par mois. Finalement, on a vendu jusqu’à un million d’exemplaires par album : ce fut le jackpot.

 

 

 

 

François Bourgeon, couverture revue Circus n°27, 1979

 

 

 

N’a-t-il pas craint de passer des Éditions Fleurus à un éditeur plus jeune ?

 

Non, car malgré tout, le rêve de tous ces jeunes était de passer du fanzine à un journal, même confidentiel, puis à un éditeur. Et moi, mon boulot, c’était de les accompagner, de les diriger un peu vers ce qu’il fallait faire, de voir comment on pouvait évoluer ensemble. Je ne me considère pas comme un visionnaire, j’ai simplement fait ce que j’avais à faire : on a lancé Balade au bout du monde, Les Chemins de Malefosse, Les Sept vies de l’épervier. La dernière chose que j’ai faite avant de quitter l’édition a été Le Triangle Secret avec mon ami Didier Convard.

 

 

 

 

Laurent Vicomte, Ballade au bout du monde, couverture pour la revue Circus n°82, 1985

 

 

 

 

Aujourd’hui, quand vous regardez votre carrière, qu’est-ce qui vous en reste ?

 

Je me dis que du haut de mes 78 ans — ce qui n’est pas très marrant — j’ai eu une chance exceptionnelle, mais que je n’aimerais pas avoir dix-huit ans aujourd’hui, parce que pour moi, la bande dessinée, c’est fini. Un auteur, que je considère comme un artisan, qui va parfois passer une semaine à dessiner une planche, ne peut plus en vivre. Que font les éditeurs aujourd’hui ? Ils proposent des forfaits pour des auteurs qui n’ont plus le temps de dessiner correctement. Je me souviens de Gotlib qui, peu avant sa mort, me disait que ce qu’il lisait, c’était du gribouillage — et il avait raison. Il y a trop d’éditions sur le marché, avec des scénarios faits dans l’urgence.

 

 

 

 

Marcel Gotlib, journal Pilote n°601, couverture, 1971

 

 

 

 

Pour moi, la bande dessinée raconte une histoire, avec un début et une fin. Ce n’est pas un truc qui raconte l’agonie du grand-père ou les péripéties d’un gars qui combat sur le front ou je ne sais où. La bande dessinée, c’est du rêve pour l’auteur et pour le lecteur, c’est du beau dessin, ce n’est pas du n’importe quoi. Évidemment, le roman graphique doit exister, c’est très bien, mais actuellement, il est en train de tuer la bande dessinée. Et c’est la faute des éditeurs. Il n’y a pas très longtemps, j’ai rencontré Jacques Glénat à qui j’en ai parlé. Il sort des romans graphiques par centaines : ils vivent sur les étagères des libraires le temps de revenir chez les éditeurs.

 

 

 

 

 

Fred, journal Pilote n°581, couverture, 1970

 

 

 

Aujourd’hui, on réédite encore Buck Danny, Gaston Lagaffe, Astérix, Lucky Luke… Mais tout ce qu’on voit dans les librairies qui ne se vend pas ou peu ne sera jamais réédité et se perdra dans les montagnes de stocks d’invendus. Les seuls auteurs classiques qui tiennent encore sont ceux qui ont des lecteurs nostalgiques. Malheureusement, ils disparaissent année après année. Ou alors, on voit apparaître des albums qui sortent vraiment de l’ordinaire : il y en a très peu, ce sont des produits que les éditeurs savent déjà être rentables, généralement faits par des auteurs qui, la plupart du temps, sont sexagénaires.

 

 

 

 

 

André Franquin, Gaston Lagaffe, planche 814, la Saga des gaffes, 1982

 

 

 

Actuellement, il n’y a plus d’investissement des éditeurs à long terme, c’est une erreur monumentale. Ils veulent éditer à peu de frais en multipliant les titres, mais malheureusement, la moyenne de vente d’un album de bande dessinée ou de roman graphique est entre 1 000 et 2 000 exemplaires : ce n’est pas rentable.

 

Dans les années 1970, mes albums se vendaient à au moins 60 000 ou 70 000 exemplaires. Quand on vendait un album à 15 000 exemplaires, on arrêtait parce qu’on considérait que cela ne marchait pas. C’est la faute des éditeurs qui n’ont pas encouragé les auteurs à persévérer.

 

 

 

 

André Franquin, Gaston Lagaffe, planche gag 780, in Lagaffe mérite des baffes, 1979

 

 

 

 

Il n’y a plus de génération d’auteurs classiques, c’est fini. Et puis maintenant, de très nombreux jeunes auteurs sont formés dans des centres comme l’École Émile Cohl à Lyon ou l’École Européenne Supérieure de l’Image à Angoulême : ils apprennent tous à dessiner de la même manière. On a l’impression que c’est le même dessinateur qui fait tout. On repère tout de suite leur formation d’origine à travers leur technique et leur style. Leur graphisme est souvent bâclé. Maintenant, on apprend aux jeunes à dessiner vite : ce n’est pas possible ! Imaginez qu’on ait appris cela à François Bourgeon ? Il n’aurait jamais été le dessinateur des réalisations ciselées aux scénarios et dialogues remarquables. Il n’y a d’ailleurs plus de scénaristes non plus, c’est cuit.

 

 

 

 

 

André Franquin, Bravo les Brothers, planche 10b (extrait), magazine Spirou, 1965

 

 

 

Je suis désolé d’être aussi défaitiste, mais si vous allez interviewer les jeunes auteurs, ils ont tous un métier à côté ou le salaire de « Madame » qui leur permet de subsister. Il y en a neuf sur dix qui sont dans ce cas. Un jeune auteur, il faut avoir les moyens de pouvoir le faire vivre de son travail, même s’il n’est pas rentable tout de suite.

 

L’auteur de bandes dessinées est un artisan, au sens noble du terme, à qui on doit donner le temps de travailler.

 

 

 

 

Roger Copuse (Hubuc), Et voilà le travail, Éditions Dargaud, 1970

 

 

 

 

Rencontre-interview réalisée par Pascal Hanrion

 

Archéobd / Pascal Hanrion

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Jan Plutôt que d’opposer hier et aujourd’hui, rappelons que tout ce qui monte finit par redescendre… puis remonte autrement. Comme les fanzines des années 70, la floraison récente de petites maisons montre que passion, talent et désir de liberté ne dépendent ni de la sécurité de l’emploi ni des grands catalogues. Chaque génération trouve sa voie, et en BD/roman graphique cela va d’autant plus vite que la barrière d’entrée est faible : c’est ce qui rend le paysage si vivant. Une fois leur public conquis, les auteurs peuvent poser leurs conditions — d’édition comme de rémunération. Les éditeurs avisés s’adaptent et tirent parti de ces dynamiques. Bref, pas un déclin : la respiration normale d’un écosystème créatif.
27 juil. 2025 à 11:48