De cape et de de crocs. Les animaux sortent les griffes

10 juillet 2017,  par  William Blanc

 

Oeil d’aigle, jambe de cigogne,
Moustache de chat, dents de loups !
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux !

E. Rostand, Cyrano de Bergerac

   

Tenter d'expliquer, en quelques lignes, De cape et de crocs (1995-2016), formidable bande dessinée d'Alain Ayroles (au scénario) Jean-Luc Masbou (aux dessins), tient de l'exploit tant cette série baroque multiplie les références littéraires et bédéphiles. Disney, mais aussi des classiques français comme Le Roman de Renard médiéval (les noms des deux héros lui rendent hommage), ou bien les pièces de Molière (qu'allaient-ils faire dans cette galère… à moins que ça ne soit un chébec), toutes les cases semblent exploser en mille et une allusions qu'il est plaisant de retrouver au fil de nombreuses relectures (oui, parce qu'il faut bien l'avouer, on ne s'en lasse pas. D'ailleurs, pour vous aider à retrouver les clins d'œil dans De cape et de crocs, n'hésitez pas à aller voir cet excellent site). Et puis, il y a l'humour présent à chaque page, doublé d'une action déroulée à un rythme soutenu, autant d'éléments que résume parfaitement cette phrase aperçue au tome 2 ("Pavillon Noir !") :

 

    Capitan ! Capitan ! On a aperçu le loup ! Il a pris d'assaut une chaise à porteurs à l'aide d'un cul-de-jatte et d'un lapin !

Ayroles Alain (scénario), Masbou Jean-Luc (dessins), Pavillon noir !, 1996.

   

Pourtant, de toutes les œuvres et les auteurs qui ont pu inspirer De cape et de crocs, c'est sans doute Alexandre Dumas qui peut nous donner les meilleures clefs pour comprendre le succès, tant artistique que commercial, de cette série, et notamment Les Trois Mousquetaires et ses suites (auxquelles a collaboré Auguste Maquet). Oui, "ses suites", car, comme vous le savez peut-être, le grand feuilleton, paru pour la première fois dans la revue Le Siècle en 1844, a connu deux prolongements : Vingt ans après (1845) et le bien moins connu Vicomte de Bragelonne (1847).

Que raconte cette série romanesque ? En fait, derrière les épisodes truculents que tout le monde se plait à retenir comme l'arrivé de d'Artagnan sur son bidet du Béarn (le clin d'œil à Don Quichotte est explicite dans le texte de Dumas) se cache une véritable tragédie qui inspira fortement Marcel Proust : celle du temps qui passe, qui tue même les héros, celle de la fin d'une ère innocente de liberté joyeuse (le règne de Louis XIII et la jeunesse de mousquetaire) remplacé par la froideur d'une époque où règne l'arbitraire et la raison d'État sous la tutelle de Louis XIV. À la fin du Vicomte de Bragelonne, il n'y a guère qu'Aramis à avoir survécu aux péripéties du XVIIe siècle, car, parmi les mousquetaires d'origines, il est le seul à avoir troqué son honneur pour un poste politique d'importance (il est nommé général des jésuites) et devenir en quelque sorte l'image du cardinal de Richelieu qu'il avait jadis combattu.

 

Ayroles Alain (scénario), Masbou Jean-Luc (dessins), Revers de fortune, 2009. Le renard Armand Raynal de Maupertuis (à nouveau, une allusion au Roman de Renard), devant un moulin à vent, clin d'œil à Don Quichotte, le chevalier rêveur face à la raison d'Etat qui inspira tant Dumas ou Rostand.

    

La série de Dumas et Maquet s'achève donc dans l'amertume de voir les cyniques triompher. Et cela s'explique nettement par le contexte d'écriture des romans. Dumas, comme tant d'autres auteurs de sa génération (Hugo, Vigny) vit sous un pouvoir conservateur et triste, la monarchie de la Restauration, et regrette les grandes chevauchées révolutionnaires qu'ont connues ses parents. Le père de Dumas, truculent général noir (né à Saint-Domingue, sur le territoire de l'actuel Haïti) sous la Révolution, a ainsi été destitué par Bonaparte lorsque celui-ci a pris le pouvoir par la force en 1799. L'auteur oppose donc un temps d'aventures, qu'il idéalise (les temps des révolutionnaires, de la jeunesse, que l'on retrouve dans Les Trois Mousquetaires) à l'époque qui suit, celle de la dictature froide broyant les individus (Vingt ans après, et surtout Le Victome de Bragelonne, où il est notamment question du masque de fer). Cette antinomie – qui n'a rien à voir avec l'histoire. Les véritables mousquetaires ont été surtout un instrument de l'arbitraire royal –  est fondatrice de la plupart des œuvres de cape et d'épée, de la pièce Cyrano de Bergerac (1897) d'Edmond Rostand (qui se termine par la mort d'un idéaliste, tué par des intrigants) ou, plus récemment, la série de roman Les Aventures du capitaine Alatriste (commencé en 1996) de l'auteur espagnol Arturo Pérez-Reverte (adapté en BD par Carlos Giménez et Joan Mundet).

 

Ayroles Alain (scénario), Masbou Jean-Luc (dessins), Le Maître d'armes, 2007. Les trois pouvoirs, de l'Etat, de la religion et de l'argent, réunis pour écraser le groupe des héros de De cape et de crocs, qui, de son côté, rassemble, au delà de leurs différences, une véritable internationale de marginaux et de révolté, de Raïs Kader le janissaire musulmans à Don Lope, le loup hidalgo.

   

De cape et de crocs résonne fortement de cette opposition entre les héros, adepte d'une liberté joyeuse, et des humains représentant eux l'arbitraire de l'État, de la religion (le capitaine Mendoza qui est, selon Eusèbe le lapin, "très méchant"), Cénile Spilorcio (le marchand) ou le Prince Jean sans Lune, caricature de Louis XIV et du Prince Jean de Robin des Bois. Les premiers sont quasiment tous des animaux, alors que les autres sont des humains. C'est une évolution intéressante face à d'autres fictions animalières plus anciennes, dans lequel le mauvais rôle pouvait aussi être endossé par des animaux réputés négatifs. Pensez au Robin des Bois (1973) de Disney (le lion et surtout le serpent sont des êtres détestables), mais aussi aux fables plus anciennes où le loup est toujours cantonné au rôle du "méchant".

 

Calvo Edmond-François, La bête est morte !, 1944

   

L'idée de l'existence de bêtes dangereuses, très présente dans les sociétés rurales traditionnelles (parfois à raison) a influencé d'ailleurs pendant longtemps la production bédéistique. Dans l'extraordinaire album La bête est morte ! (1944) d'Edmond-François Calvo, les nazis sont incarnés par des loups. Même principe dans Maus (1980–1991) d'Art Spiegelman. Plus près de nous De cape et de crocs, créé à la fin du XXe siècle, exprime donc une sensibilité différente, marquée par la remise en cause de la primauté de l'homme sur la nature. Les animaux ne font plus peur et sont désormais les victimes de l'industrialisation et de la pollution provoquées par l'espèce humaine (un thème que l'on retrouve déjà dans une autre série scénarisée par Alain Ayroles, Garulfo – 1995-2002). Le loup Don Lope de Villalobos y Sangrin ("Y sangrin", une allusion au personnage Ysengrin du roman de Renard) y est devenu un héros, un résistant n'hésitant pas à faire sien le vieux cri des guerres des antifascistes espagnols ("No pasaran !") dans sa lutte contre les troupes du capitaine Mendoza. Pareillement, c'est Monsieur de Cigognac (une cigogne comme son nom l'indique) qui convainc les corsaires humains travaillant pour le prince Jean de prendre leur liberté en redevenant des pirates.

 

Ayroles Alain (scénario), Masbou Jean-Luc (dessins), Le Maître d'armes, 2007. "No pasaran !"

   

Une autre influence majeure d'Ayroles et Masbou reste sans conteste Cyrano de Bergerac, non pas celui de Rostand, mais le véritable Cyrano penseur libertin du XVIIe siècle. Adepte de la pensée antique matérialiste d'Épicure et de Lucrèce récemment ressuscités par les travaux de Galilée et de Kepler, il affirmait, contre ce que pensait l'Église, que les mondes étaient multiples, que l'espace était infini et, ce faisant, que les règles que nous tenions comme universelles et immuables sur Terre ne l'étaient pas forcément sur d'autres planètes. Il s'en explique nettement dans son livre majeur, Histoire comique des États et Empires de la Lune (1657) – aujourd'hui souvent publié sous le titre de L'Autre monde – où il imagine un voyage vers la Lune; un autre monde libéré du poids de la religion et de l'absolutisme royal ("je crois que les planètes sont des mondes autour du soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des soleils qui ont des planètes autour d’eux" affirme-t-il en préambule). Cette œuvre majeure a été perçue au XXe siècle comme l'ancêtre de la science-fiction, comme l'ancêtre de ces récits montrant l'humain s'émanciper du vieux monde pour aller explorer l'espace et franchir un nouveau palier dans l'évolution.

 

Ayroles Alain (scénario), Masbou Jean-Luc (dessins), Le Maître d'armes, 2007. Le maître d'arme, son gros nez, et les trois cadets de la Lune. Ne vous rappellent-ils pas un autre trio célèbre (en plus des trois astronautes d'Apollo 11) ?

   

Les héros de De cape et de crocs vont eux aussi aller sur la Lune, mais pour la trouver aux mains du Prince Jean. Ils entameront alors une longue lutte pour en libérer les habitants, aidé par un étrange maître d'armes venu lui aussi de la Terre, un personnage doté, d'un long, très long nez (un hasard sans doute). Ode à la liberté face aux tyrannies de la religion, de l'argent et de État, la bande dessinée du tandem Masbou et Ayrolle s'inscrit plus largement dans une tradition bédéistique française où les petits résistent toujours aux grands, où la communauté villageoise se bat contre un monde globalisant et autoritaire, des Schtroumpfs à Astérix. Plus de vingt ans après, l'idée n'a pas vieilli d'un poil.

 

Ayroles Alain (scénario), Masbou Jean-Luc (dessins), Pavillon noir !, 1997. Eusèbe le lapin est devenu l'un des héros les plus ppulaire de la série. Les deux derniers numéros de De cape et de crocs lui sont exclusivement consacré.

 

Vous pouvez retrouver les oeuvres originales de Jean-Luc Masbou sur le site 2dgalleries.com à cette adresse.
 

Pour en savoir plus sur De cape et de crocs, rendez-vous sur cet excellent site de fans

 

 

William Blanc

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2 commentaires
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William Bien vu Zibbhebu... en effet, Gautier est une des très très nombreuses influences et références de "De Cape et de Crocs."... merci pour cette précision ;-)
17 juil. 2017 à 21:04
Zibbhebu Comme d'habitude, un article plein d'intéret. Une remarque sur les influences: on peut sans doute aussi rajouter Théophile Gautier et son capitaine Fracasse, le baron de Sigognac qui lie son destin à celui d'une troupe de baladins.
17 juil. 2017 à 20:49