Dans la collection de Guillaume81
René Follet, Maurice Tillieux, S.O.S. Bagarreur planche 35 - Planche originale
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S.O.S. Bagarreur planche 35

Planche originale
1967
Encre de Chine
38.2 x 45.7 cm (15.04 x 17.99 in.)
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Case 1
Les marins du Condor frappent la remorque
Prépublication dans le jounal Spirou n° 1569 (9 mai 1968)
Couverture du journal Spirou n° 1569 (9 mai 1968)
Triptyque planches 35-36-37

Description

J'ai découvert S.O.S. Bagarreur fort tard, à l'époque où je collectionnais les recueils du journal Spirou. Un jour que je me trouvais dans une petite boutique bien connue des bédéphiles (Fantasmak à Paris 10e), un copain du libraire engage la discussion sur les belles heures du journal. Et voilà qu'un souvenir de jeunesse lui revient : « vous savez, à la fin des années 60 le journal a publié une BD incroyable de Follet et Tillieux, S.O.S. Bagarreur. Vous ne connaissez pas ? C’est merveilleux comme histoire. Je m'en rappelle encore ! Je crois que vous la trouverez dans les recueils 100-110, je ne sais plus... ». A l'époque, j'adorais déjà Tillieux mais, de Follet, je ne connaissais qu'un album, du reste fascinant, Le Diable au cou (1986). Quelques semaines plus tard, j'ajoutai à ma collection les recueils 108 et 109 où se trouvent en effet les épisodes de S.O.S. Bagarreur. C’est une sensation curieuse de découvrir par hasard un chef d’œuvre méconnu du grand public : on se sent à la fois très privilégié et un peu idiot. Ensuite, on a surtout envie de rattraper le temps perdu en complétant minutieusement sa connaissance d’une œuvre dont on a extrait fortuitement un petit bijou. De là ma passion pour René Follet.
S.O.S Bagarreur est le fruit d’une association unique entre le pinceau envoûtant de René Follet et le génie narratif de Maurice Tillieux. Le scénario nous emmène à bord du Bagarreur, un remorqueur de sauvetage parti de Boulogne-sur-Mer pour ramener à bon port un navire en perdition dans la Manche, le Condor. Tillieux et Follet, comme on le sait, étaient tous deux de grands amoureux de la mer ; ils l’étaient surtout en imagination, comme deux rêveurs que le destin avait collés à terre – Follet davantage que Tillieux qui avait eu le temps, dans sa jeunesse, de gagner ses galons d’officier de la marine marchande. Pour cette histoire, ils se rendirent à Boulogne sur l’un de ces navires de sauvetage pour en ramener photos et croquis.

Commentaire

L’ambiance unique de l’album doit beaucoup au dessin magnifique et à l’encrage somptueux de René Follet. Les lecteurs se souviennent des scènes dantesques de la mer déchaînée. Le jour, quelques brisures d’encre noire suffisent à rappeler le mouvement passablement agité des vagues. La nuit, les contours déchiquetés de blanc forment l’écume de la tempête tandis que le noir a tout envahi. Les ombres s’allongent alors sur les habits froissés et les visages inquiets. La récurrence des cadrages « débullés » évoque le roulis incessant du navire sous l’effet de la houle. Les variations d’angles se font plus intenses (plongées et contre-plongées, vues obliques) et toute la panoplie des plans est mobilisée, depuis le gros plan jusqu’au tableau d’ensemble du petit remorqueur qui prend des allures de titan dans quelques grandes cases particulièrement puissantes (planches 21 et 30).
La tempête est un motif récurrent dans l’œuvre de Follet, très empreinte de sublime et de romantisme noir. L’artiste était connu pour sa discrétion et sa réserve un peu farouche dont témoignent ses amis et admirateurs dans la belle biographie de Josef Peeters (René Follet, un rêveur sédentaire, Editions L’Age d’Or, 2007). C’est qu’en réalité son esprit romantique avait d’abord élu domicile dans l’intimité de son atelier. Là, le doux Follet était un éternel insatisfait, traquant sans cesse avec acharnement l’exubérance de la vie et des sentiments. Il y a dans son trait quelque chose d’âpre et d’intransigeant, qui oscille toujours entre la lumière et l’abîme, l’idéalisme et la noirceur, la bonté et la cruauté. Au fil de sa carrière, l’illustrateur ne cessa d’allonger les jambes et les bras de ses personnages, accentuant aussi l’expressionnisme de leurs traits, à la manière de l’Homme qui rit de Victor Hugo ou du poète albatros de Baudelaire – des êtres rêvant d’idéal mais englués dans le tragique et le grotesque.
Dans S.O.S. Bagarreur, le trait, plus classique, n’est pas encore parvenu aux raffinements de la maturité par lesquels l’artiste révèle son être profond. La patte de Follet a pourtant déjà percé sous la peau épaisse et homogène du genre réaliste. Tout amateur de son œuvre la reconnaît immédiatement dans le visage des personnages, la forme des lèvres et des yeux, l’emplacement des pommettes, hautes et marquées, les regards parfois lointains et songeurs ou légèrement perdus, et enfin la finesse de l’encrage, la souplesse naturelle des gestes.

Maurice Tillieux au scénario se livre à un exercice inhabituel pour lequel il déploie enfin toute l’étendue de son talent d’écrivain. L’année 1967 marque un dernier tournant dans sa carrière. Un an auparavant, le père de Félix et de Gil Jourdan avait déjà commencé à écrire pour Francis et sa série humoristique Marc Lebut, mais c’est à partir de S.O.S. Bagarreur qu’il change véritablement de statut au sein du journal Spirou, devenant jusqu’à sa mort, en 1978, le scénariste attitré et prolifique d’un grand nombre de séries. Avec S.O.S. Bagarreur, Tillieux renoue le fil d’une carrière d’écrivain rapidement entrevue au début des années 1940. On sent qu’il prend d’autant plus de plaisir à écrire un scénario qui est comme un écho lointain de son roman de jeunesse, Le navire qui tue ses capitaines (1943, réédition 2017 aux Editions de l’Elan). Bâti sur la règle classique des trois unités (de temps, de lieu et d'action) et conçu dans le registre tout aussi classique de l’aventure à suspense, son récit plein de vie et d’humanité adopte en même temps une grande liberté de ton qui n’est pas sans rappeler l’esprit du drame romantique (lequel, selon Victor Hugo, « fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie »). C’est d’abord la recherche du pittoresque et du détail vrai, appuyée par une solide recherche documentaire et des dialogues qui font la part belle au langage dru, voire grossier, des marins. Tillieux se plaît ensuite à mêler les tons dramatiques et humoristiques – humour langagier surtout, parsemé en quelques touches légères tout au long du récit. Enfin, les caractères sont peints dans une sorte de clair-obscur, les deux personnages principaux, le lieutenant Alain Brisant et son capitaine Raymond Fernay, se montrant tour à tour fiers et humiliés, sages et colériques, susceptibles et généreux. Sur le Bagarreur, des marins durs au mal retournent inlassablement sur le pont avec le naturel têtu des travailleurs de la mer ; une grosse lame, et les voici qui trébuchent comme des marionnettes effrayés ; les hommes ont « vu la mort » et pourtant on arrive encore à rire des remarques bêtasses du cuistot (« c’est moche, ça, positivement »). Sur le Condor, le capitaine, revolver au poing, jure de réveiller son « panier de lavettes » à coup de revolver ; les uns prennent leur courage à deux mains, les autres, dans la panique, commettent l’irréparable.
Un fil narratif, en deux parties, domine a priori l’histoire : c’est la valse infernale du Bagarreur et du Condor pris dans la tempête, puis le sauvetage d’un autre navire, le Dragonfly, surgi inopportunément au petit matin alors que le premier drame semblait heureusement résolu. Un second fil narratif plus continu, véritable mise en abyme du premier, constitue en réalité le cœur battant de l’intrigue : la relation orageuse entre le capitaine du Bagarreur et son jeune officier en second, Alain Brisant. La rivalité des deux hommes imprime subtilement son rythme crescendo à l’ensemble du récit. Pour le vieux capitaine, le monde se divise en deux : d’un côté, les bons marins, placides et réfléchis, à l’image de son remorqueur où il fait régner l’ordre et la tempérance ; de l’autre, les mauvais matelots, impulsifs et sans expérience, comme ceux du Condor, livré à l’anarchie et à la panique. Alain Brisant fait irruption dans ce monde ordonné et codifié. A l’inverse de son capitaine, c’est « une force qui va », un être sans ancrage qui propose ici et là ses services et se projette sans destination précise, tel un idéaliste au regard happé par l’horizon. Chez lui, rien n’est calculé, ni prémédité. C'est d’abord par inconscience qu'il parvient à sauver le Condor et ensuite par un acte soudain de mutinerie qu’il vole au secours du Dragonfly. Entretemps, il s’est jeté à la mer pour sauver un chien – coup de folie pour réparer la mort tragique d'une partie de l’équipage du Condor, écrasé « comme une noisette » sous la quille du Bagarreur. Les exploits insolents de son second suscitent chez le capitaine autant de colère que de désarroi. Alain Brisant est le héros romantique moderne qui brise le monde rangé des anciens. Mais comme tout héros romantique, il est imparfait et sa grandeur est pleine de petitesses. On est frappé par sa vantardise dès le début du récit (« Un beau bateau, capitaine (…) meilleur encore maintenant que je suis à bord ! »). C’est ensuite sans pudeur qu’il avoue avoir été humilié par les insultes du capitaine devant l’équipage. Si pour sauver le Dragonfly il finit par assommer d’un coup de poing son supérieur, il reçoit en retour une correction de ce dernier à la toute fin – et Follet prend soin alors de dessiner sa mine piteuse et déconfite. Le capitaine lui-même est un grand homme avec ses excès et ses faiblesses. Ce n’est plus le timonier d’expérience, quoiqu’il en dise, mais le chef humilié qui refuse rageusement de secourir le Dragonfly ; revenu au port, il a beau prétendre qu’il n’aurait « jamais laissé tomber personne », mais ne se ment-il pas à lui-même ? (« Vous n’êtes pas obligé de me croire », concède-t-il).
Après tant de disputes et de frayeurs, de malentendus en rupture définitive, on imagine le dénouement sur les quais : Alain Brisant s’en va au loin, son balluchon à l’épaule, tandis que le vieux loup de mer, trop conscient de ses erreurs, le laisse partir et renonce à le traduire devant le tribunal maritime. Ce n’est pas ainsi que l’astucieux Tillieux conçut la fin. L’aventure se termine par une scène peu commune de réconciliation, écrite pour surprendre le lecteur par un dernier petit tour d’ascenseur émotionnel : tension entre les deux hommes, explications et excuses un peu empruntées, on se lâche, des éclats de rire – et puis soudain une bonne droite du capitaine pour rendre la monnaie de sa pièce au lieutenant. Le cuistot, affublé de son tic de langage idiot, y va de sa petite blague : « c’est moche, ça, positivement, lieutenant. Trois jours de mer, et c’est maintenant que vous tombez ».
Alain Brisant à terre mais impassible : « j’ai dû trébucher ».
Le capitaine : « Nous sommes quittes, Brisant ».
Alain Brisant : « Nous sommes quittes, capitaine ».
Le capitaine (plan d’ensemble sur les quais) : « Prépare-nous à boire quelque chose, cuistot ! Il y a de nouveau une sacrée bonne équipe au complet sur ce bon vieux BAGARREUR ».
On referme l’album le sourire aux lèvres, une petite larme à l’œil. Ouf, tout cela n’était qu’une comédie, une histoire pour rire et pour rêver, une aventure d’hommes rugueux et de copains à vie. Dans ce genre-là, je ne connais guère de fin plus sympathique et émouvante.

Depuis longtemps, je cherchais une planche de l'album qui serait à la fois belle et représentative des éléments les plus marquants du récit. Il m'a fallu beaucoup de patience pour la trouver enfin. Pour être honnête, le choix n’était pas abondant, les ventes d’originaux de cet album étant rares. J’ai raté quelques occasions, comme souvent lorsqu’on hésite trop, mais pour cette planche-ci, j’ai foncé, sans tergiverser.
La grande case, d’abord, est de celles que l’on recherche car elles attirent d’emblée le regard. Elle montre les marins au travail - ici, l’équipage du Condor occupé à « frapper la remorque » sur l’avant pont. Le Bagarreur n’y apparaît qu’en partie mais on le retrouve bien représenté ailleurs dans deux plans d’ensemble avec des angles de vue différents. La scène est saisie en plongée ; quelques traits convergeant vers la proue du Condor suggèrent que le navire est lui-même en train de plonger. Pour ne pas surcharger le récitatif et afin de concilier l’hyperbole et la concision, Tillieux construit la troisième phrase sur l’antéposition très littéraire d’une longue proposition participiale (complétée d’une relative). J’aime à lire dans cette recherche stylistique l’envie qu’éprouva le scénariste, à ce moment de sa carrière, de raviver la flamme romanesque de sa jeunesse.
La planche met ensuite en évidence, avec beaucoup de finesse, la sourde rivalité entre les deux personnages principaux du récit. Dans la 1ère case, le capitaine, au second plan, le visage en partie couvert d’ombre, regarde de trois-quarts son lieutenant en pleine lumière, le regard tourné vers l’horizon. Ses réponses aux remarques d’Alain Brisant sont sèches. Humilié par les exploits insolents de son second lors du sauvetage du Condor, il essaie tant bien que mal de le rabrouer pour reprendre la main. Le gros plan dans la 3e case joue sur le contraste entre le caractère impérieux du capitaine et la mesquinerie de son ordre (« Essayez de nous monter un pot de café »). Dans les cases 6 et 7, les deux hommes échangent quelques feintes amabilités, chacun engageant l’autre à se reposer, dans l’intention inavouée d’assumer seul le commandement effectif du remorqueur.
La case suivante (case 8) préfigure enfin l’issue du duel et l’ascendant définitif d’Alain Brisant dans le dernier acte du récit. Seul, les yeux rivés sur le radar, c’est lui qui lance l’alerte sur un nouveau péril, l’approche dangereuse d’un troisième navire. Dominée par la passe d’armes entre Alain Brisant et son capitaine, la planche assure en même temps la transition entre le sauvetage du Condor et celui, à venir, du Dragonfly. Nouant ensemble les principaux fils narratifs de l’aventure, elle constitue une charnière importante dans la structure du récit et en présente à la fois une vue condensée.

Publication

  • S.O.S. Bagarreur
  • Éditions De L'élan
  • 10/2018
  • Page 67

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A propos de René Follet

René Follet est un illustrateur et dessinateur de bande dessinée belge. L'œuvre de René Follet s'inscrit dans la lignée de celle de Pierre Joubert.