Dans la collection de Zizanion
Jijé, Jerry Spring - Couverture de Jerry contre KKK - Planche originale
2057 

Jerry Spring - Couverture de Jerry contre KKK

Planche originale
1966
Encre de Chine
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Calque de couleur
Hergé - Le crabe aux pinces d'or

Commentaire

La composition

Dans la conception graphique, le flux d'une composition détermine comment les yeux sont dirigés à travers celle-ci : où ils regardent en premier, où ils regardent ensuite, où ils s'arrêtent et combien de temps ils y restent. Cette couverture de Jijé est un chef-d'œuvre de conception graphique et une grande part de son attrait vient de la facilité avec laquelle elle guide le regard du spectateur.

Le spectateur est immédiatement engagé par le Klansman au premier plan qui regarde directement son interlocuteur et dont la main gauche est levée comme une griffe : ceci constitue le point d'entrée dans cette œuvre.

Le point d'entrée dans une composition doit dépeindre le plus grand poids visuel parmi tous les éléments de l' œuvre. Celui-ci dépend à son tour de plusieurs facteurs, notamment la taille, la valeur (les éléments sombres ont plus de poids visuel), la position (plus la position est élevée, plus le poids est élevé), l'orientation (les objets verticaux semblent plus lourds que les objets horizontaux) et l'utilisation d'un espace vide local. L'espace vide n'a aucun poids visuel et donc tout objet placé dans cet espace semblera plus lourd par défaut. La main constitue donc le point d'entrée focal en raison de l'espace vide qui l'entoure, de sa position la plus élevée dans la composition et de sa verticalité. La main est également liée au plus grand élément de la composition, le Klansman au premier plan et son cheval, celui-ci étant aussi le plus sombre de la composition. L'attention du spectateur retombera d'abord sur la main, non seulement à cause de son poids visuel, mais aussi à cause de la règle de Gutenberg. Cette règle stipule qu'en raison de l'habitude occidentale de lire de gauche à droite, de haut en bas, la zone optique principale sera invariablement la partie supérieure gauche de la page.

Passons ensuite à la direction visuelle. Celle-ci dépend de la forme, du mouvement, de la répétition des éléments et de la hiérarchie. La forme d'un élément peut créer un axe pouvant suggérer une direction. Dans ce cas, sur le fond noir du cheval, la forme en C blanche du Klansman au premier plan mène l'œil de sa main gauche à sa botte droite. De là, la direction visuelle mène naturellement au sommet de la colline non seulement parce que le mouvement des membres du Klan est dans cette direction, mais aussi à cause de la répétition des éléments, en d'autres termes, la récurrence des cavaliers. Cette répétition crée un flux et un rythme à travers les éléments reproduits. Lorsque l'œil voit, par exemple, un cercle rouge, il remarque un autre cercle rouge dans la composition et cherche à établir un motif. L'œil établit instinctivement un motif le long de la rangée des cavaliers et se déplace à travers eux de manière hiérarchique du plus grand au plus petit.

Pour mémoire, dans son interview avec Numa Sadoul, Hergé a déclaré que l'un de ses deux dessins préférés de son œuvre est celui des Berbères qui fuient sous le feu des insultes du capitaine Haddock : "en une seule case, une succession de mouvements, décomposés et repartis entre plusieurs personnages. Cela pourrait être le même bonhomme, à des moments successifs, qui est couché, qui se relève doucement, qui hésite et qui s'enfuit. C'est en somme, si vous voulez, un raccourci d'espace et de temps." Pareillement, dans cette œuvre de Jijé, on a l'impression d'un unique cavalier se déplaçant à travers le temps et dans un seul cadre, du premier plan à l'arrière-plan de la composition.

On remarque trois éléments verticaux dominants : la main gauche du Klansman au premier plan, la torche du Klansman près de lui (accentuée d'avantage par les couleurs finales de la composition) et les croix enflammées au sommet de la colline. Trois niveaux de dominance sont idéaux dans une composition, car généralement on ne peut discerner plus que ce nombre avec facilité. Les deux éléments verticaux les plus dominants divisent la composition en tiers et encadrent la tête du cheval, au centre de la composition. L'effet global est donc de déplacer l'œil à partir du Klansman au premier plan, le spectateur étant attiré par ses yeux occultés, puis, le regard se dirige vers la cohorte jusqu'au sommet de la colline, ponctué par les sinistres croix enflammées.

Les croix enflammées

Quelle est la signification de ces croix enflammées?

Quelques précisions : il y eut deux époques du Ku Klux Klan (KKK). Le KKK de la première époque fut fondé par des vétérans confédérés immédiatement après la fin de la guerre civile en 1865. Son objectif était la restauration de la suprématie blanche par l'intimidation et la violence visant les Noirs nouvellement affranchis. C'est cette première itération du KKK que Jerry Spring et Pancho affrontent. Ce premier KKK a été dissous sous le président Grant par la loi Ku Klux de 1871 qui a permis au chef de l’État de supprimer les troubles par la force et d'imposer de lourdes sanctions aux organisations terroristes.

Le deuxième KKK débuta ses activités en 1915 et subsiste encore de nos jours. Il a été organisé à Atlanta, en Géorgie, par le colonel William J.Simmons, un prédicateur inspiré par le film de D.W. Griffith, The Birth of a Nation (1915) qui, à son tour, était basé sur le livre de Thomas Dixon, The Clansman (1905). Le film dépeint les hommes noirs (souvent joués par des acteurs blancs en blackface) comme inintelligents et sexuellement agressifs envers les femmes blanches, et présente le KKK de la première époque comme une force de sauvetage héroïque. Dans le film, on notera deux cas de croix enflammées. La croix-de-feu a des origines écossaises (Crann Tara): c'est une déclaration de guerre qui ordonne à tous les membres d'un clan écossais de se rallier à la défense d'une zone attaquée. Le KKK de la deuxième époque a été formé quelques mois après la sortie du film de D.W. Griffith, et dont ses membres adoptèrent la croix-de-feu comme symbole d'intimidation.

Il convient de noter que les membres du KKK de la première époque n'ont pas brûlé de croix. Par conséquent, les croix brûlantes que nous voyons dans cet album de Jijé sont un anachronisme du vingtième siècle! Tout comme la plupart des bandes dessinées franco-belges portent l'empreinte de l'interprétation romancée hollywoodienne du Far West, cette histoire de Jijé est imprégnée de l'influence de Birth of a Nation.

Le KKK de la deuxième époque a connu une résurgence dans les années 1960, lorsque les travailleurs des droits civiques ont tenté de forcer les communautés du sud à se conformer à la loi sur les droits civils de 1964 (Civil Rights Act). Il y a eu de nombreux cas de bombardements, de fouettages et de fusillades dans les communautés du sud perpétrés par le KKK.

Jijé and the USA

Jerry contre KKK a été publié en 1966, soit deux ans après le Civil Rights Act, et le titre même de l'épisode annonce un propos antiraciste. Lors de son périple américain (1948-1950), Jijé avait été ulcéré par la ségrégation en place aux États-Unis et par le racisme entre hommes blancs, métis et Indiens qui sévissait au Mexique. Le thème de Jerry contre KKK rejoint des préoccupations que Jijé avait manifestées depuis le début de sa carrière. On pourrait ajouter qu'en Europe, en cette seconde moitié des années 1960, alors que les pays d’Afrique francophone ont accédé depuis peu à l'indépendance, le rejet des préjugés envers les Noirs n'a pas la même originalité qu'au cours des années 1930-1940. Il n'en reste pas moins que Jerry contre KKK est loin de constituer un épisode totalement anodin. En 1966, la BD franco-belge n'a pas encore achevé sa mue, et certains ont pu être décontenancés par un ton "politique" et engageant, relativement nouveau pour une aventure de Jerry Spring. D'ailleurs peu après la parution de l'épisode dans le Journal de Spirou, Jijé recevra une missive menaçante, contenant cinq pépins d'agrume, ce qui correspondait à la signature occulte du KKK. Sans doute s'agissait-il d'une mauvaise plaisanterie! Mais on peut aussi imaginer qu'un lecteur, demeuré prisonnier d'anciens préjugés coloniaux, n'avait pas apprécié de voir Jerry Spring prendre trop ouvertement le parti des Noirs, et qu'il avait voulu manifester sa réprobation au dessinateur.

Le Maître

Lors de la publication de Jerry contre KKK en 1966 on voit paraître le deuxième tome du Blueberry de Giraud et Charlier. Aux côtés de Mike Blueberry, Red Dust d'Hermann (1969) et Buddy Longway de Derib (1972) sont les fils spirituels de Jerry Spring...

En lisant Jijé, Giraud se souvient: "je me suis retrouvé aplati contre le mur, scotché, je ne pouvais plus respirer. Avec Franquin et Morris, ces trois-là me tuaient!"

Et Derib se rappelle: "Quand j'ai decouvert Jerry Spring, je n'ai pas analysé. C'était hyperinstinctif, un choc! [...] J'ai été marqué au fer rouge par les premières histoires. Est-ce que je suis admiratif du travail de Jijé parce que je suis nostalgique au point de ne plus être lucide dans mon jugement ou suis-je le seul à avoir raison de le considérer comme le plus grand dessinateur de bandes dessinées réalistes? Cela reste pour moi un mystère! Mais le soir, dans mon coin, à côté de mon épouse, je relis du Jijé ..."

Publications

  • Jerry contre KKK
  • Dupuis
  • 09/1986
  • Couverture
  • Joseph Gillain, une vie de bohème
  • Éditions Musée Jijé
  • 11/2020
  • Page 326

Voir aussi :   Jerry Spring

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A propos de Jijé

Joseph Gillain, dit Jijé est un scénariste et dessinateur de bande dessinée belge.Jijé est considéré comme l'un des pères de la bande dessinée franco-belge. Son influence a été décisive sur plusieurs générations d'auteurs, qui ont travaillé à ses côtés, ont parfois été ses assistants ou plus simplement sont venus lui soumettre leurs travaux et ont bénéficié de ses conseils. Jijé reçoit le Grand Prix Saint-Michel 1975 et il est sacré Grand Prix de la ville d'Angoulême en 1977.