Dans la collection de beboun7
Hugo Pratt, Demi-Planche 4A Côtes de nuits et Roses de Picardie - Planche originale
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Demi-Planche 4A Côtes de nuits et Roses de Picardie

Planche originale
Encre de Chine
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Premières couleurs d'Anne Frognier (inédites en Album)- Journal Tintin belge 1976
La Téléfonia
Composition PopArt de Flamenco
Première planche des "Hommes Leopard du Rufiji"
Anthropométrie- Klein
L'omnibus
Le mémorial australien à Corbie (Somme)
Tombe d'un soldat australien mort en avril 1918
Les vignes de la Clape
Corto apprécie le Bourgogne

Commentaire

« Côtes de nuits et roses de Picardie » est le 17éme épisode des aventures de Corto Maltese.
Traduction Anne Frognier. Lettrage André Schwartz.
Première publication dans PIF gadget 172, paru le 8 juin 1972.
L’épisode sera ensuite repris dans le recueil qui s’intitule « les Celtiques » ( isbn 2-203-33207-7)

Cette demie-planche (23,2x 36 cm) de 1972 date de l'époque qui a forgé le mythe « Corto Maltese ». Elle est remarquable sous différents aspect et par le fait qu'elle peut illustrer tout le génie créatif d’Hugo Pratt en tant qu’auteur complet de bandes dessinées.

La composition :
Cette composition est simple et forte : très lent travelling avant vers un véhicule en bois, dans un environnement pluvieux et désert de campagne. Quatre images avec à chaque fois le même véhicule légèrement agrandi. De ce véhicule, 3 voix s’échappent, on apprendra plus tard que ce sont celles de Corto, de Sandy et du soldat australien.
Cette composition s’inscrit parfaitement dans l’œuvre artistique de Pratt. Elle correspond à un lien créatif entre ses œuvres Pop-Art (référence à « la téléfonia » 1968 puis ensuite à ses portfolios ) et certaines planches de début d’aventures. Dans ce dernier cas, Hugo Pratt utilise le travelling arrière, (première planche des » hommes léopard du Rufiji », deuxième planches de « CM en Sibérie », première de Tango) qui permet de faire découvrir au lecteur l’environnement dans lequel il se trouve.
La première case est de la main d'Hugo Pratt à 100%. Qu'en est-il des autres ? Il me semble que cet épisode marque le début d’une longue collaboration qu’Hugo Pratt va mettre en place avec Guido Fuga. A cette époque, Hugo Pratt doit imaginer et réaliser un nouvel épisode de Corto Maltese toutes les 7 semaines. Il souhaite déléguer ce qu’il ne veut plus faire (comme les dessins de véhicules qu’il trouve trop technique et bien qu’il en ai réalisé quelques centaines pendant sa période argentine).Je pense, mais j’attends la réponse définitive, qu’Il demande donc à Guido Fuga divers dessins du même véhicule, mais de taille différente et qu’il va ensuite les agencer (découpage-collage) puis faire les jeux ombres-lumières et créer l’atmosphère finale pour composer définitivement cette planche. Cette probable intervention extérieure remet-elle en cause le caractère original d’Hugo Pratt sur cette planche ? Je ne le pense absolument pas. Remet-on en cause un collage de Miro ou une anthropométrie de Klein ?

La technique narrative :
Cette 4ème planche démarre comme le véritable début d’un épisode de Corto Maltese. (Les 3 premières planches constituent une préface et permettent à la fois de présenter Manfred Von Richthofen, le Baron Rouge ainsi que de se situer historiquement et géographiquement : l’action se situe sur le front de guerre français en Picardie en 1918.)
Or, devant cette planche, le lecteur ne peut qu’être surpris.
Tout d’abord, le lecteur fait irruption subitement sur le champ de bataille. En retrait, il perçoit une conversation entre les protagonistes sur les qualités de tel ou tel type de vin. Le lecteur ne peut être que décontenancé par tant de décalage entre la situation graphique très sobre, triste, morne, montrant le front de guerre et le dialogue, visiblement enthousiaste et vif, sur les caractéristiques des vins, en particulier du Languedoc-Roussillon, région très ensoleillée. Ce contraste saisissant entre le dessin et le dialogue procure ce sentiment d’étrangeté voire de malaise pour le lecteur adulte.
Le jeu des ombres : pendant cette scène, le temps s'allonge, le soleil passe d'un côté du véhicule à l'autre...
Et puis, la narration est complexe : quels sont les personnages présents ? Qui s’adresse à qui ? le fait de cacher les personnages rend l’histoire énigmatique et ambiguë.
Je n’ose imaginer la réaction d’un lecteur de Pif de 10 ans quand il découvrait ce type de planche dans son magazine préféré ! Mais Hugo Pratt n’a pas spécialement l’intention de s’adresser à un public de jeunes.

L’aspect historique, la recherche iconographique :
En général, mais plus particulièrement pendant cette période « Pif », les épisodes de Corto Maltese s’inscrivent et s’intercalent dans la grande Histoire en s’appuyant sur des faits et personnages réels. Ici, il s’agit de la mort du Baron Rouge, le 21 avril 1918, près de Corbie dans la Somme. L’un des traits de génie de Pratt est de ne jamais clairement définir la frontière entre rêve, imagination et réalité. Pourtant, il se base toujours sur un fond historique excessivement documenté qui lui permet de « raconter la vérité comme un mensonge ».
Ainsi, ce fameux omnibus londonien, présent pendant toute l’histoire, a bel et bien existé. Il s’agit d’un autobus de type B - LGOC, n ° B340, d'immatriculation LA9928 et datant de 1911. Durant la Première Guerre mondiale, plus de 1000 de ces autobus de type B ont été réquisitionnés. Certains ont été utilisés pour le transport de troupes, souvent avec leurs pilotes de Londres, sur le front occidental en France et en Belgique. D'autres ont été adaptés pour être utilisés comme ambulances, camions et même un pigeonnier mobile. Bon nombre de ces bus ne sont jamais revenus dans les rues de Londres.

La dénonciation de la guerre :
Le décalage complet participe à mon avis à la dénonciation de l’absurdité de la guerre : dans cet épisode, le héros est un soldat qui ne peut viser juste qu’en étant complétement saoul ! Hugo Pratt, marqué à vie par sa propre expérience pendant la deuxième guerre mondiale, choisi certes de mettre en scène quelques « actes de guerre » mais également de montrer les moments de creux, sur le front, où il ne se passe rien. Corto Maltese n’est dans cette histoire qu’un simple spectateur, il ne participe pas à l’action. Il y est étranger, même s’il choisit son camp. Il dira d’ailleurs au baron Rothschild (ce qui vaudra à Pratt une caisse de belles bouteilles !) dans l’épisode suivant « Burlesque entre Zuydecote et Braye Dunes » : « j’étais venu en France pour boire vos vins » alors qu’on est dans la première moitié de 1918 !

Le vin :
Un autre point important de cette demie-planche est le dialogue autour du vin qui nous permet de mesurer l’intérêt réel, ses préférences et le degré de connaissance de Corto (mais peut-être aussi de Pratt) dans ce domaine. Les 3 compères sont de vrais amateurs : le dialogue tourne autour de petites appellations locales, peu connues alors qu’ils semblent en mesurer tous les bienfaits. Certaines sont depuis devenues des appellations reconnues alors qu’elles ne l’étaient pas à l’époque (ni en 1918, ni en 1973). Au final, on apprendra que Corto préfère les grands bourgognes rouges aux rosés du sud….ce qui, in fine, ne surprendra personne (même si, personnellement, j’apprécie également beaucoup les vins rouges de La Clape). Au final les goûts de Corto vont plutôt vers de grands vins : Romanée-Conti, Cotes-de nuits, Chambertin… on a pu également voir Corto apprécier la couleur d’un autre beau Bourgogne, un « Beaune-Grêve » sur une étiquette datant de la fin des années 80. (http://www.archivespratt.net/alcool.htm)
Sur la deuxième partie de cette planche*, Corto explique qu’il ne veut pas ouvrir ses 2 bouteilles de Cotes de nuits car il les réserve « pour une occasion spéciale ». Quelle occasion spéciale ? On peut sans prendre beaucoup de risque, supposer qu’il s’agit d’une rencontre avec une femme. « C’est fou ce qu’il peut y avoir comme vins ! J’en ai tellement bu dans ma vie qu’à un moment, j’ai dû cesser de boire. Ma vie a aussi été un hymne au vin, mais le vin, sans les amis c’est triste et, sans les amies, c’est impossible. La plus belle chose qui soit est de voir une femme qui boit avec plaisir et qui est gaie ; je ne parle pas d’ivresse, mais le fait de boire avec des femmes est un plaisir auquel je ne renoncerai jamais, parce qu’ensuite, elles sont différentes, elles sont très belles quand elles tiennent compagnie au vin. Je dirai que le vin est un grand ami à moi. » Hugo Pratt - interview de Vincenzi Mollica –« Hugo Pratt –édition 1984 »

Au final, Corto sillonne la France pendant la guerre pour y découvrir et y goûter de bonnes bouteilles de vin !

Pour toutes ces raisons, cette planche si particulière me plait. Corto n’y est pas visible même s’il y est bien présent mais pourtant cette planche me fait voyager, me fait réfléchir, elle me donne envie d’ouvrir une bouteille. Tout dans cette planche : la composition, les dialogues, le thème, l’érudition, me rappelle Hugo Pratt et son génie, la manière qu’il a eu d’élever le niveau de la bande dessinée ou, comme il aimait le dire, de littérature dessinée, au rang d’Art à part entière.

* http://www.2dgalleries.com/art/corto-maltese-cotes-de-nuit-et-roses-de-picardie-half-page-24055

Publication

  • Les Celtiques
  • Casterman
  • 04/1980
  • Page 124

Voir aussi :   Corto Maltese

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A propos de Hugo Pratt

Hugo Eugenio Pratt est un auteur de bande dessinée italien. Son œuvre la plus connue est Corto Maltese qui a largement dépassé le champ de la bande dessinée.