1983 - Un Été Indien - P1

Le calme avant la tempête

Scenario de Pratt:
- Nous voyons les vagues qui se brisent sur des dunes de sable.
- Mouettes.
- Nous voyons une jeune fille qui a l'air un peu effrayée.

Manara et Pratt
En 1983 quand commence la réalisation d’ «Un Eté Indien», Manara et Pratt se connaissent depuis plus de 10 ans, ils s’entendent comme larrons en foire et s’admirent mutuellement. Plus qu’un ami, presqu’un frère, Pratt a été un mentor pour Manara. C’est lui qui, dès 1978, l’a poussé à scénariser ses propres histoires, à accepter une commande de Casterman (Giuseppe Bergman) qui lui vaudra la reconnaissance de ses pairs et même, d’un point de vue technique, à abandonner les planches pour travailler sur des strips indépendants. Manara a suivi tous ces conseils, a, de son côté, affiné son style et est devenu une étoile montante de la BD. Début 1983 Manara vient de commettre un OVNI qui reste une référence dans la bande dessinée érotique, « Il Gioco », « Le Déclic » qu’on ne présente plus. C’est alors à cette même période que Pratt, Manara et Andrea Pazienza décident de lancer un mensuel en Italie intitulé "Corto Maltese" dont le premier numéro paraitra fin 1983, en Octobre.

« Corto Matese - Mensuel BD du Voyage et de l’Aventure »
Pour lancer leur magazine les trois compères ont mis tous les atouts de leur côté. Guido Crepax, star Italienne de la BD érotique, sera de l'aventure et deux épisodes de Corto Maltese seront republiés simultanément. Mais le plat de résistance, celui qui marquera les esprits, sera le fait d'une collaboration exceptionnelle entre le maitre et l'élève, entre un Hugo Pratt d'un côté qui, pour la première fois, accepte de se transformer en scénariste, et un Milo Manara, tout juste arrivé au sommet de son art, qui se chargera de la mise en images. Titrée « Tutto ricomincio con un’estate indiana », l’histoire se déroulera dans la seconde moitié du XVIIème siècle, sur la côte Est de l’Amérique et dépeindra, condensées sur deux jours, les mésaventures de la famille Lewis prise en étau entre le puritanisme des colons européens et une vendetta inexorable de leurs voisins indiens.

Un Eté Indien, "... je veux dessiner bien !"
Le résultat de cette coopération sera un album fleuve de 144 pages, ébouriffant, talentueux, dérangeant, questionnant. Il y aurait beaucoup à dire sur cet album. Manara a toujours considéré comme un honneur d'avoir été l'unique dessinateur à illustrer du Pratt. En 2019 il expliquait que, pour cet album, et ce nouveau challenge avec son mentor, il voulait "dessiner bien !". Et effectivement il mettra un soin particulier à dessiner le moindre détail, la moindre feuille, le moindre brin d'herbe. Pour ce qui est des personnages, de leurs expressions, de leurs attitudes il donnera à nouveau son meilleur dans une histoire aux multiples personnages et aux multiples confrontations physiques et psychologiques. Le résultat est particulièrement riche et recevra, dès sa sortie en France, l'Alfred de "meilleur album étranger" du festival d'Angoulême (1987)

Une séquence d’anthologie
C’est par une incroyable séquence de neuf pages totalement muettes que le public italien va découvrir cet « Eté Indien » de Pratt et Manara. Neuf pages dérangeantes, captivantes, sans le moindre mot… deux jeunes indiens, une jeune puritaine, un viol, une nudité crue, des meurtres, une jeune fille sauvée et aussitôt giflée, tout cela sur un rythme alternativement lent ou furieux, sans la moindre parole, sans la moindre onomatopée, n’était le claquement de deux coups de feu meurtriers. On notera que Pratt avait déjà expérimenté ce type d'introduction muette, tout en graphie dans son "Jesuit Joe" publié six ans plus tôt.
La page présentée ici est la première de cette séquence, la première de l’album, la première aussi issue de cette collaboration exclusive entre Pratt et Manara.

Une fenêtre qui s'ouvre sur l’Aventure
Une première planche, donc, pour instantanément planter le décor. Un léger vent courbe les herbes hautes, les mouettes font du soaring, les cheveux flottent, une jeune femme retient sa robe... c'est le calme avant la tempête !
S1 : Une plage virginale tout d'abord avec un repli de dune couvert d'herbes folles, symbole étrangement pubien qui accompagnera toute la séquence.
S2 : Soudain une volée de mouettes vient briser cette quiétude, une mouette, plusieurs puis toute une flopée qui s’enfuie comme un rideau qui s’ouvre sur une scène de théâtre. Evidemment ces mouettes résonnent aussi comme un clin d’œil de Manara à Pratt qui a fait de cet animal l’une de ses signatures graphiques.
S3 :Puis un dernier strip et la planche est déjà finie. Le rideau de mouettes s'est levé sur des personnages en place, des chasseurs à l'arrêt, une frêle proie qui apparaît dans un silence et une tension palpable... Voilà, les trois coups sont frappés et l’Aventure commence sur ce face à face tendu des genres et des civilisations dont les déchirements rythmeront l'intégralité des 143 pages à venir

Indications de Pratt
Dans son autobiographie de 2022 Manara partage quelques souvenirs sur les indications fournies par Pratt pour la réalisation de cette première planche:
"Ce scénario de Pratt je m'en souviens presque par cœur... "Nous voyons les vagues ... qui se brisent sur des dunes de sable. Mouettes". Dunes de sable point, mouettes, point."
"Et puis "nous voyons une jeune fille", plus quelques mots de description, "qui a l'air un peu effrayée". Il était synthétique mais aussi très précis et évocateur. Comme quand il dessinait."

Tout vient à point ...
En 2011, le jour J de la mise en ligne de l'énorme vente Manara chez Maghen, j'avais jeté mon dévolu sur cette seule planche, celle-ci, the one pour moi parmi des dizaines d'autres. Las, à peine mon email de réservation envoyé, un message en retour me disait que j'avais un quart d'heure de retard sur un autre acheteur ... Cinq ans après, préférant la pierre à la planche, l'acheteur a accepté de me céder cette première page de la collaboration Pratt/Manara que je partage aujourd'hui avec vous, accompagnée de quelques éléments de contexte.

Exposition Manara Angoulême 2019
Cette planche a fait parti de la sélection retenue pour l'exposition "MANARA Itinéraire d'un Maestro de Pratt à Caravage" du Festival d'Angoulême 2019 (photo jointe). Elle est aussi reprise dans le catalogue de l'exposition dirigé par Stéphane Beaujean et Anne-Claire Norot et désormais dans l'autobiographie de Manara "Grandeur Nature" de 2022