Soda t.1 - un ange trépasse

16 novembre 2015,  par  Philippe Tomblaine

Analyse de la planche 11 

 

Flic le jour et faux pasteur la nuit, pour ne pas inquiéter son innocente maman un rien cardiaque, David Solomon (dit Soda) affronte avec pugnacité (et arme au poing !) l’enfer des bas-fonds new-yorkais. Dans ce premier album, notre héros est à la poursuite de la belle Larcey, recherchée par toutes les polices pour un étrange trafic d'organes. Soda va devoir tenter de recoller les morceaux d’un sordide puzzle...

 
Couverturede l’album Un Ange trépasse
(Dupuis - 1987)

 

  ​Apparu chez Dupuis dans le magazine Spirou n° 2479 (15 octobre 1985), Soda  se présente d’office comme un polar à la fois sombre et humoristique, issu du croisement des talents scénaristiques de Philippe Tome et illustratifs de Luc Warnant. Ce dernier passera la main à Bruno Gazzotti en 1989, pendant la gestation du troisième titre de la série (Tu ne buteras point, paru en 1991 dans la collection Repérages), auquel succèdera Dan Verlinden (ex-assistant, tel Gazzotti, de Janry sur Le Petit Spirou) pour le tome 13 (Résurrection) en 2014.

Très à l’aise dans le genre du polar hard boiled, Tome (également auteur de titres réalistes comme Sur la route de Selma et Berceuse assassine) construit un héros policier peu conventionnel,  aux méthodes dignes de L’Inspecteur Harry (Don Siegel, 1971), reprenant du reste à ce personnage eastwoodien l’idée d’une impressionnante arme fétiche (cartouche 357 Magnum).

  Comme l’on peut instantanément s’en apercevoir en découvrant les premières planches des différents albums de la série, ou dès la 1ère case du tome 1 (Un Ange trépasse, Dupuis 1987), la ville contemporaine de New York est le décor phare de la série. Reflet de cet univers tendu vers les extrêmes, le héros vivra des hauts et des bas en arpentant les différents quartiers (Manhattan, le Bronx ou Chinatown), rues, bâtiments municipaux, escaliers, parcs, stades, terrains vagues, couloirs de métros et autres gratte-ciels en construction. Plus encore, afin de ménager sa mère, à la fois cardiaque et très croyante, Soda lui a fait croire qu'il n'était qu'un paisible pasteur un peu peureux. Après la mort violente de Joseph, père de David et shérif de Providence (Arizona), Mary, bouleversée, s’est en effet réfugiée chez son fils, dont le modeste appartement se situe au 416 Church Avenue, à Manhattan.

 

 

 

Incapable de lui avouer qu'il est devenu lui-même policier, David continue de jouer la comédie (voir la planche présentée) : habitant au 23ème étage, il a appris à se changer en moins d'une minute tous les matins dans l'ascenseur pour quitter son faux costume de ministre du culte et redevenir le glacial lieutenant Soda. Effectuant chaque soir une transition inversée, David envisage régulièrement d’avouer à sa mère sa véritable identité, mais à chaque épisode, une circonstance nouvelle l’en empêche ou le convainc de repousser cette douloureuse confession à plus tard.

Couverture de Spirou n°2507, le 24 avril 1986

 

Outre les titres acides et cyniques donnés à chacun des albums de la série (dont « Tu ne buteras point » pour le tome 3 et « Tuez en paix » pour le tome 8...), Philippe Tome démontre de manière assez constante à ses lecteurs que la frontière entre violence, respect de la loi et principes religieux est relativement ténue. Tel un mouvement de balancier exercé au fil des pages, les faits et gestes du héros doivent s’équilibrer - tant bien que mal - entre ciel et terre, vie familiale et professionnelle, intériorité et extériorité, amour et haine, application de la justice et vengeance aveugle.

Cette bipolarité affirmée rend le personnage de Soda solitaire, taciturne, mais redoutablement efficace. De cette interrogation chronique du héros sur les valeurs, la vérité et la maîtrise d’un pouvoir parfois incertain, découle aussi la grande justesse de la série, dont chaque récit indépendant viendra toutefois compléter les trames et réflexions précédentes.

 

 

 

Planche 11 - Mise en couleurs par Stéphane de Becker (Dupuis - 1987)

 

♦ Planche 11 : introduite par un court récitatif (« Pauvre Mary, si elle savait ! »), la page débute de manière anodine par un quiproquo. Succédant à une longue phase d’action introductive (poursuivant la méchante Larcey, Soda a causé d’innombrables destructions et perturbations autour de Central Park).

Le héros est ramené chez lui dans une voiture de police à la première case verticalisante, au pied d’un traditionnel immeuble en briques. Ne manquent dans ce plan quasi-cinématographique que les emblématiques bornes et échelles incendie (fire escapes), les fumerolles et les taxis jaunes, éléments archétypaux que le lecteur croisera cependant au fil des pages suivantes.

 

Quiproquo, avons-nous dit, car le dialogue invite à penser assez naturellement que « Mary » est la fiancée (ou l’épouse) du héros... et certainement pas sa mère ! Cette réalité humoristique détermine cependant l’enchaînement des plans suivants, où, pour la première fois le lecteur assiste au changement de costume et d’identité du héros, dans une séquence écho à une autre devenue légendaire : celle où le maladroit journaliste Clark Kent se change (dans un ascenseur, une ruelle désertée ou une cabine téléphonique) pour devenir l’invulnérable Superman. A l’inverse du superhéros, Soda redevient un homme simple, contraint par la morale, l’attitude courtoise et la non-violence.

 

 

 

 

Encre de Chine originale pour la planche 11 d’Un Ange trépasse par L. Warnant
 

 

En 8 cases, le lieutenant Soda est redevenu pasteur : 8, comme le nombre d’années évoquées à jouer la comédie et à mentir, alors que le sens de lecture contraint les auteurs à jouer subtilement de l’enchainement des plans et des cases.

Logiquement arrivé au pied de son immeuble au bas de la haute case 1, notre héros se retrouve (case 2) en haut de planche pour le sommet du deuxième strip : s’ensuit une montée d’escalier (case 3), puis l’élévation d’un ascenseur (cases 4 à 8), alors que l’œil du lecteur ne cesse paradoxalement de redescendre jusqu’en bas de planche.

Graphiquement, la lente montée d’étage en étage (rendant possible le déshabillage-rhabillage de Soda) est suggérée par la transition entre vues en plongées et vues en contreplongées, ces dernières (cases 6 à 8) étant de plus en plus prononcées. La monstration en ombre chinoise (toujours accompagnée par les narratifs en voix intérieure du héros) permet également de retarder le gag surprise de fin de planche : Soda EST un pasteur et cache des choses « à sa mère », la fameuse « Mary » donc.

Point de connivence avec le lecteur féru des univers urbains empli de potentiels super-héroïques, la porte ou fenêtre (plus ou moins ouverte) sert ici de tremplin au suspense, à l’aventure et au voyage autant qu’à l’imaginaire et à la construction graphique de la case.

D’autres auteurs (Winsor Mccay, Will Eisner, Tardi ou Schuiten et Peeters) l’ont montré ou suggéré, planches et cases ne sont souvent qu’un reflet des façades d’immeubles et de leurs multiples fenêtres. Symboliquement, l’escalier (ou l’ascenseur vers les voies célestes) renverra à la recherche de la connaissance du monde aussi bien que du moi profond, tandis que la porte/fenêtre consacrera la frontière entre ouverture et fermeture, espace public et privé (la chambre de Soda, que l’on découvrira ultérieurement, planche 13), principe masculin et féminin. Escalier, étage, niveau et building : entrer verticalité et horizontalité des espaces américains, Soda serait-il devenu le héros (Jumpman/Mario) du fameux jeu d’arcade « Donkey Kong » créé par Nintendo en 1981, telle une citation du célèbre film « King Kong » de 1933 ? Un bien intéressant parallèle si l’on considère simplement et dans les deux cas que la mission première du personnage sera de protéger l’élément féminin contre toute monstruosité prédatrice, en usant alternativement - tradition américaine oblige - de la Bible et du revolver/fusil.

Derrière le ciel bleu et le calme apparents se cachent donc de sombres nuages : notre propre voyeurisme et la violence intrinsèque de la mégapole brisent à tout instant le cercle intime de la sphère privée... Ce n’est décidément pas un hasard si Soda est décliné dans la collection « Repérages », sous l’angle du polar adulte.   

 

Images ©Editions Dupuis, P. Tome et L. Warnant, 1987

 

Philippe Tomblaine

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1 commentaire
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michael07 Très bonne description et une belle plongée dans cette série incontournable
16 nov. 2015 à 06:47