Le Marquis d’Anaon t.1 : L’Ile de Brac

8 septembre 2015,  par  Philippe Tomblaine

Analyse de la planche 38 

 

Au XVIIIe siècle, sur une île au large de la Bretagne.

Jean-Baptiste Poulain débarque sur ce coin de terre perdu en pleine mer en tant que précepteur de Nolwen, le fils du Baron de Brac. Ce dernier a si mauvaise réputation que tous les insulaires le surnomment "l'Ogre".

Couverture originale de L’Ile de Brac par M. Bonhomme (2001)

 

Cerné par l'océan, traqué par le mal qui rôde, invisible, terrifiant, Jean-Baptiste deviendra celui qui découvrira la vérité : celui que les habitants de l'île nommeront le « Marquis d’Anaon »… Mais que se passe-t-il réellement dans ce lieu inquiétant où les enfants disparaissent avant d’être retrouvés assassinés, les uns après les autres ? Une malédiction ? Un tueur fou ?

 

♦ Initiée en avril 2002 par Fabien Vehlmann et Matthieu bonhomme chez Dargaud, la saga du Marquis d’Anaon débute dans les années 1720 : dans chacun des albums, Jean-Baptiste Poulain, fils de marchand et ancien étudiant en médecine, se rend dans les contrées où des phénomènes mystérieux ont été observés ou dans lesquelles des crimes inexplicables ont été commis. Ce tant pour enrichir ses connaissances scientifiques que pour venir en aide aux victimes d'événements qui semblent à priori surnaturels. Esprit cartésien et rationnel, il doit faire face aux habitants de régions reculées dans lesquelles règne l’obscurantisme, et où les situations de crise se traduisent souvent par la persécution des groupes vivant en marge de la collectivité. Les relations avec les aristocrates ne sont pas plus simples qu’avec les gens du peuple, chacune des parties du corps social obéissant à ses propres préjugés.

 

♦ À l’instar des Passagers du vent, la série du Marquis d'Anaon recrée le passé sans en trahir la complexité, en présentant au lecteur les aventures d'un personnage légèrement en avance sur les mentalités de son époque. À l'issue de sa première aventure, les paysans de l’île de Brac donneront au héros le surnom allégorique de « marquis d'Anaon », autrement dit « le seigneur des âmes en peine ». Le dessin très élégant de Matthieu Bonhomme, son sens aiguisé de la composition des images et des planches, est en parfaite harmonie avec les histoires originales qu’invente pour lui Fabien Vehlmann. Les deux auteurs en profitent, au fil des épisodes, pour revisiter les grands thèmes « classiques » du surnaturel : sorcellerie (t.2, 2003), Hollandais Volant (t.3, 2004), bête du Gévaudan (t.4, 2006) et malédiction des pharaons (t.5, 2008) !

 

♦ La planche présentée est l’une des dernières de l’album. Et probablement l’une des plus angoissantes...  Certes, l’infortuné marquis avait été averti depuis le début (« C’est [de] l’ile entière dont il faut se méfier » ; « Les gens de Brac sont plus vicieux que des bêtes sauvages »), tandis que les tragiques événements qui endeuillent les premières pages (la mort de Nolwen, le fils du baron, dès la planche 7) semblent réveiller dans la mémoire de Jean Baptiste Poulain de « forts mauvais souvenirs », à savoir des angoisses issues d’une enfance menacée. Les témoignages collectés lentement par le héros démontreront peu à peu l’impensable : l’assassinat de Nolwen et les multiples crimes du baron. Dès lors, c’est une chasse à l’homme qui s’engage dans ce lieu clos insulaire volontiers gothique (brouillard, arbres dénudés et rochers cyclopéens). In fine, ayant trouvé refuge par hasard dans la caverne-prison où le baron mène de sordides expériences scientifiques sur des enfants achetés ou kidnappés, Jean Baptiste menace de brûler le fruit de ces viles recherches : un livre.

 

Planche 38 : à la première case, du fond de la nuit, une voix (celle du baron) pénètre au travers de la lucarne grillagée pour fixer un ultimatum, bientôt atténué (à la case suivante) par une promesse d’arrangement que l’on saura d’avance n’être jamais tenue. Car c’est la mort qui parle au vivant, l’ombre à la lumière, le mal au bien. Pour se défendre, et donc s’échapper, Jean Baptiste Poulain emporte avec lui les preuves (les écrits consignés dans le journal du baron) et la flamme de la justice (une bougie, comme symbole de l’esprit des Lumières). La tension, montée crescendo jusqu’au gros plan de la case 6, s’apaise aux cases suivantes pour laisser le champ au suspense et au dévoilement : à la dernière case, en un large plan moyen, les opposants se font face, dans une lutte apparemment inégale. A l’avant-plan, la masse imposante et difforme du « méchant » bloque toute tentative de s’échapper naturellement, en suivant le sens de lecture, vers le bas de page droit.

Planche originale 38 de L'Ile de Brac (encre de Chine) par M.Bonhomme

 

Sur la gauche, c’est un homme de main et deux molosses hargneux qui endiguent la fuite, au profit d’une scène qui rappellera aussi bien Les Chasses du comte Zaroff (1932) que L’Ile Noire selon Hergé (1938). A l’arrière-plan, isolé sur la masse noire de la falaise par l’encadrement lumineux de la porte, Poulain reste cependant l’ultime garant du salut. Dans L’Ile de Brac, le lecteur assiste en vérité au démontage savant du jeu des illusions narratives : ni polar (il n’y aura pas d’enquête policière) ni récit fantastique (en dépit de la présence d’un « ogre » et d’un fantôme), le récit oriente vers la sinistre réalité de la quête de soi dans cette Bretagne profonde, « île » conduisant au « il ». De fait, c’est bien la crainte des Lumières qui génère ici des ombres ou des peurs ancestrales, transformant les lieux en portes des Enfers (on appréciera la ressemblance entre les molosses et Cerbère) et en caverne de l’ignorance (mythe platonicien). Heureusement moteur de l’intrigue, Jean-Baptiste Poulain finira par vaincre cette image du double, projection perpétuellement inquiétante (une vérité à deux visages, le conteur et son histoire, les deux molosses, les deux antagonistes de la dernière l’intérieur/extérieur)...

 

Planche 38 mise en couleur par Delf

 

Dans ce « siècle éclairé » (l’expression est datée de 1671), la lumière métaphorique des connaissances - et non l’illumination divine, émanation de l’absolu - est acquise par l’expérience et l’enseignement du passé. Elle suggère aussi, une vision manichéenne du monde, où l’« homme éclairé » s’oppose à la masse de ceux restés dans les ténèbres. Jean-Baptiste Poulain, détenteur de la lumière (porteur de la lampe tempête en couverture, ou comme ici, d’une bougie) est une action humaine en marche (voir le symbolisme de la couleur révolutionnaire rouge de son vêtement), cherchant la vérité dans l’isolement forcé de l’ile. En couverture et sur cette 38ème planche 38, on retrouvera l’idée générale d’affrontement entre les éléments : l’Homme seul face au monde environnant, la lumière contre les ténèbres, le minéral opposé au végétal, la réalité et son mystère (brouillard, ombre). L’absence de certains indices (la mer, invisible) ou de certaines explications (la blessure à la tête du héros et son allure débraillée) ouvrent au mystère et à l’indicible. On devinera que le feu, seule source de lumière et seule arme éventuelle dans cette île où règne l’ignorance nocturne, est quant à lui un outil de rédemption, sinon d’éducation. L’ile de Brac, domaine du non-sens et du hasard (de bric et de broc ?), va se transmuer en une scénographie nouvelle : le comédien entre en scène, soumis à son propre trac et à une traque éternelle de la lecture publique de la vérité, offerte par les textes et leurs savoirs.

 

On constatera encore, dès le titre, que l’album s’inscrit dans le vaste domaine des aventures littéraires ou cinématographiques qualifiées de robinsonnades, telles Robinson Crusoé (D. Defoe, 1719), L’Ile Mystérieuse (J. Verne, 1874), L’Ile du Docteur Moreau (H.G. Wells, 1894), King Kong (film de M.C. Cooper et E.B. Schoedsack, 1933) ou la série TV Lost (créée en 2004 sur la chaine ABC par J.J. Abrams, D. Lindelof et J. Lieber) : l’aventure est dans l’apprivoisement d’un monde effrayant ou l’isolement est démultiplié (géographique, météorologique, social et moral) et où le danger se glisse entre ignorance sauvage et savoir scientifique. De ce point de vue, une référence comme l'album d'Hergé L'Ile noire permet, nous l’avons souligné, un jeu induit entre réalité (« je » ou « il ») et néant (le noir, le vide). Ce glissement de sens (perception/intuition/déduction) induit également un va-et-vient spatial et sémantique, dans l’espace déterminé par l’homophonie du mot « île » avec le pronom personnel masculin « il ». L’ile deviendra de fait dans l’album le lieu du déterminisme du personnage central, qui recevra à l’issue de sa quête la reconnaissance nominale de son cheminement personnel : il sera désormais le héraut des « âmes en peine ».

 

Images ©Editions Dargaud, F. Vehlmann et M. Bonhomme, 2002.

 

Planche finale de L'Ile de Brac - original à l'encre de Chine, par M. Bonhomme (2001)

 

Philippe Tomblaine

Bibliographie sélective

Marquis d'Anaon (Le) #5 - La chambre de Khéops
  • Dargaud
  • 06/2008

Marquis d'Anaon (Le) #3 - La providence
  • Dargaud
  • 06/2008

Marquis d'Anaon (Le) #1 - L'île de brac
  • Dargaud
  • 06/2008

Marquis d'Anaon (Le) #2 - La vierge noire
  • Dargaud
  • 06/2008

Marquis d'Anaon (Le) #4 - La bête
  • Dargaud
  • 06/2008

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