Et la bande dessinée devint adulte (partie IV : Serge Clerc)
Raconté par celles et ceux qui l'ont créée : Serge Clerc
Un bien beau livre, Serge Clerc Funnies, EC Comics parodie, juin 1977, intégrale SF 2016, p.23 (prise de vue de l'auteur)
Accepteriez-vous d’introduire votre témoignage par l’histoire incroyable de la lettre que votre mère a adressée à Jean-Pierre Dionnet en 1976 ?
Début 1975, j’étais encore dans ma province à Roanne, je vivais chez mes parents, j’avais 17 ans, j’avais envoyé des dessins à Métal Hurlant qui venait de faire paraître son numéro trois. En retour, j’ai été engagé tout de suite.
Ma mère était très inquiète. Comme tous les parents, elle voulait être rassurée, elle voulait que je passe le Bac à tout prix avant de passer à autre chose. Elle a fait des pieds et des mains. Elle est allée au lycée, elle a rencontré un professeur et a intercédé pour que je puisse redoubler : j’en menais pas large, je n’étais pas très fier de moi…
Mais bref, ils m’ont accepté, j’ai repris un peu de cours, mais quelques mois plus tard, j’ai été engagé à Métal Hurlant. Elle a écrit à Dionnet, qui a été bien embêté. Il ne savait pas trop quoi répondre. Il a écrit en retour en disant qu’il m’avait conseillé de m’orienter vers des écoles d’art qui, de toute façon, nécessitaient d’avoir le Bac. Mais l’engagement à Métal Hurlant a stoppé immédiatement mon redoublement : je n’ai pas passé le Bac, c’est le Bac qui s’est passé de moi.
Présenté dans l’exposition Métal Hurlant : 50 ans et déjà immortel !, Maison Folie Hospice d’Avré, Tourcoing, 24 avril au 27 septembre 2025.
La lettre de votre mère à Dionnet est émouvante, car si on y décèle bien la détermination d’une mère inquiète, elle ne cherche pas à vous empêcher d’être publié.
Non, non, mes parents ne pouvaient plus rien faire contre ma décision, j’avais 18 ans ! Un jour, j’ai écrit un article disant que c’était grâce à Giscard, qui a abaissé la majorité de 21 à 18 ans, que j’ai pu partir de chez moi et être libre de faire ce que je voulais. Cela a obligé mes parents à suivre ma décision.
Présenté dans l’exposition Métal Hurlant : 50 ans et déjà immortel !, Maison Folie Hospice d’Avré, Tourcoing, 24 avril au 27 septembre 2025.
Mais ils m’ont aidé, ils sont montés à Paris avec moi pour m’aider à m’installer. J’arrivais de ma province entre Lyon et Saint-Étienne, j’étais très jeune, sans aucune expérience. Cela dit, un an plus tôt, à 17 ans, j’étais déjà monté seul à Paris plusieurs fois pour rencontrer Jean-Pierre Dionnet puis Philippe Manœuvre. En plein mois d’août, en pleine chaleur, j’avais dormi dehors aux pieds de Notre-Dame.
C’était une époque formidable, géniale, car la bande dessinée devenait adulte : avant, j’aurais voulu travailler pour Pilote, mais Métal est sorti, c’est dans ce magazine que j’ai tout de suite voulu dessiner.
Et puis, il n’y avait pas quarante millions de dessinateurs : il n’y avait que ceux qui en voulaient, que ceux qui avaient le feu sacré, les happy few. D’ailleurs, au milieu des années 70, on n’était pas très loin de Crumb et de l’underground américain de la fin des années 60.
Robert Crumb, Snatch #2 – 1968 / Zap #1 – 1967 / Melotoons #1 – 1973 / Inside Comics VOL #1 – 1974 (prise de vue de l’auteur)
Dans votre jeunesse, comment avez-vous découvert la bande dessinée « pour adultes » ?
Il y avait Pilote, qui était très important, mais il y a eu surtout L’Écho des savanes, qui a pas mal fracassé le monde de la BD quand il est sorti. C’était en 1972, je l’ai découvert à Roanne : je me revois encore en train de tomber sur les numéros de L’Écho des savanes dans ma province, le choc que ça m’a fait avec deux ou trois autres copains de lycée passionnés. Il y avait déjà Mandryka dans l’affaire, Bretécher et Gotlib. Pour nous, le monde a changé avec le premier rapport au cul dans la BD.
L’Écho des savanes #3, Éditions du Fromage, 1973
Et bien, figurez-vous qu’en reprenant mes archives, j’ai retrouvé une de vos planches dans le numéro 14 de L’Écho des savanes, du 3ᵉ trimestre 1975, c’est-à-dire avant même votre première parution dans Métal Hurlant.
Vous avez raison. Si on faisait un quiz en demandant où j’ai été publié pour la première fois, tout le monde dirait « chez Métal », alors que ce fut « chez L’Écho » ! Il s’agissait de la première planche de la série Les merveilles de l’univers. C’était pour Métal Hurlant à la base et c’est chez eux que je l’avais envoyée, mais il n’y avait plus assez de place. Ils l’ont passée à Mandryka, qui l’a publiée.
C’est hallucinant et j’avoue qu’aujourd’hui je suis fier de ça, mais j’ai encore du mal à y croire : à cette époque, je n’ai que 17 ans, à Métal Hurlant on me dit qu’on me prend mais qu’on ne peut pas encore me diffuser, je tombe à la renverse. J’avais envoyé mes dessins (qui sont finalement publiés dans le numéro 4) simplement pour demander ce qu’ils en pensaient, et je me retrouve publié : le CHOC !
L’Écho des savanes #14, couverture, 3ᵉ trimestre 1975
Serge Clerc, Les merveilles de l’univers, L’Écho des savanes #14, 3ᵉ trimestre 1975
Votre rapport à la bande dessinée, en remontant à votre enfance ?
Au début de mon adolescence, la BD que je lisais, c’était Akim, Blek le rok, les Strange (des Éditions LUG). Dans le super journal Pilote, avec Goscinny, il y avait déjà des choses immenses, des super dessinateurs : je lisais Blueberry, Valérian, Druillet…
J’étais tout le temps fourré à la bibliothèque, où je dévalisais les étagères de bandes dessinées, dès l’âge de 6/7 ans, où je dévorais les Spirou. Ce qui était bien, c’est que je pouvais prendre plein de BD toutes les semaines : c’est comme ça que j’ai fait mon apprentissage.
Pilote Super Pocket, série de 9 numéros édités entre 1968 et 1970 (prise de vue de l’auteur)
Spirou, c’est mon enfance, tout comme pour mon ami Yves Chaland. La période qu’on préférait de Franquin, c’était la fin des années 1950. Par exemple — et en particulier dans La mauvaise tête — son dessin est d’une immense maîtrise, son trait d’une grande simplicité. Sublimement stylisé : du génie pur. Plus tôt — avec les années 40 et Jijé que nous vénérions ! — c’était un autre style.
Encore un peu naïf, génial aussi. Une autre esthétique, pas encore complètement aboutie, se mettait en place et a évolué jusqu’à Franquin.
André Franquin, Spirou et Fantasio, La mauvaise tête, Éditions Dupuis, 1957
Sur le style, avec Chaland, quand il est enfin « monté » à Paris, nous avions de longues discussions au téléphone : sur le dessin, sur la simplicité, sur le fouetté du pinceau de Jijé (le “style Atome”). On se voyait beaucoup. Les dessinateurs des années 1950/60 — Tillieux, Hergé, Franquin en particulier — sont d’une sobriété absolue, au trait d’une grande pureté. C’est cette pureté que Chaland cherchait à atteindre en suivant d’abord Franquin.
Tout comme Joost Swarte en suivant Hergé, avec quelques autres Hollandais « fous furieux » du magazine de 1971 Tante Leny. Mais en le transgressant, en le pervertissant — avec entre autres de la politique et du sexe ! La KLARE LIJN (terme inventé par lui pour l’expo de Rotterdam en 1977) : la LIGNE CLAIRE, quoi !
Joost Swarte, Tante Leny présente, 1977 / Cocktail Comix, 1973 / The Papalagi, 1975
En 1975/76, on n’est plus dans la perspective « sage » des premiers chrétiens…, heu…, premiers dessinateurs. On fait un peu du punk sans le savoir. En tout cas, on dynamite les codes en suivant ces “fous furieux” de Hollandais ! J’achetais des Tante Leny quand j’arrivais à Paris. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient, c’était du hollandais, mais ça m’a marqué.
Ever Meulen, Cocktail Comics, 1973
Le dessin, c’est une passion. Je ne peux pas dire exactement de quand ça date. C’est présent depuis que je suis tout petit. On m’a raconté qu’à l’âge de 3 ou 4 ans, on me donnait du papier et des crayons, j’allais dessiner dans un coin, je ne mouftais plus. Un jour, quand j’avais 7/8 ans, j’ai découvert dans la cave de la maison de mes grands-parents un coffre avec plein de BD du genre Zembla, Akim, Blek le Roc, Pépito… des trucs pourris mais des bijoux pour moi qui venais de trouver la malle aux trésors : c’est comme ça que tout a commencé.
Je me souviens très bien du moment où j’ouvre le coffre, il apparaît une sorte de lumière à la Indiana Jones dans un pur style Spielberg. Les BD étaient celles de mes oncles qui appartenaient à une grande famille italienne de 10 ou 11 enfants, dont ma mère. Mais peu importe, je me les suis appropriées dès que je les ai découvertes : une prise de guerre.
Petits formats des années 1970, les bijoux du coffre aux trésors (prise de vue de l’auteur à la Librairie Aaapoum Bapoum, Paris)
Il y a eu un autre moment très important, plus tard, où j’ai découvert un Tintin appartenant à un de mes oncles, On a marché sur la Lune, complètement fusillé, en deux morceaux, la couverture ne tenait plus. Ce fut un autre choc visuel, passant de la BD pour enfants à un univers bien plus sophistiqué.
Hergé, Les aventures de Tintin, On a marché sur la Lune, Éditions Casterman, 1954
Mais finalement, l’origine de ma passion pour la bande dessinée est un mystère : à la maison, il n’y en a jamais eu.
Et pourquoi pas un ancêtre artiste dont les gènes auraient sauté quelques générations pour tomber dans votre berceau ?
Pourquoi pas, ce serait amusant. Cela a toujours été un point assez intriguant pour moi que de me demander d’où pouvait bien provenir cet appel spontané pour le dessin dès mon plus jeune âge. Je suis encore plus athée que Dieu, ce don ne peut donc pas venir du Ciel. Un saut de puce génétique serait plus en conformité avec mes convictions.
Une importante partie de ma famille vient d’Italie, mais je ne pourrais pas retracer facilement l’histoire de mes grands-parents ou de mes arrière-grands-parents, car une partie habitait dans les Pouilles, une autre partie vers les lacs dans le nord, puis ils ont émigré vers la France après la Seconde Guerre mondiale : ma mère est née à Rome. Je suis aux trois quarts rital (Mastromatteo du côté de ma mère, Morandi du côté de mon père), un quart suisse du côté des Clerc, qui viennent de Froideville, dans le canton de Vaud.
J’adorerais partir en Italie pour faire des recherches, peut-être même pouvoir remonter jusqu’au Quattrocento ?
Quattrocento italien, Pietro Della Francesca – naissance entre 1412 et 1420, décès en 1492 (prise de vue de l’auteur)
Quel est votre rapport au dessin depuis votre enfance ?
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours dessiné. Ce que j’ai commencé sur un coin de table chez mes parents, je l’ai continué dans mes cahiers en classe à l’école, partout durant toute ma scolarité. C’était une passion dévorante : d’autres ont eu des attirances irrésistibles pour la musique, moi c’était le dessin.
Mais tout a disparu, il ne me reste pas un dessin de toute cette période. Heureusement, à l’âge de 16 ans, j’ai perdu au poker quelques planches de BD en jouant avec mes potes du lycée : Lionel Gérin, qui les avait gagnées, vient de me les refiler. Ce sont les seules et uniques traces de ce que j’ai dessiné, depuis ma toute petite enfance jusqu’à ce que je sois publié. Tout a disparu. C’est incompréhensible, j’en suis triste, très intrigué par ce « mystère mystérieux ».
Serge Clerc, dessin inédit de jeunesse d’après personnages de Hugo Pratt, 1972 (collection de l’auteur)
Il y a des jeunes qui angoissent pour leur orientation avant ou après le bac, je n’ai jamais eu ce problème. Le dessin a toujours été en moi, j’ai su très tôt ce que je voulais faire. Comme les acteurs qui veulent faire du cinéma, il y a un truc qui m’a poussé depuis toujours : c’est un moteur essentiel pour avancer.
Pour expliquer ce don, comme vous l’avez évoqué durant nos échanges, je pourrais éventuellement croire à une transmission familiale à travers la génétique.
Serge Clerc, dessin inédit de jeunesse d’après Corto Maltese – Hugo Pratt, 1972 (collection de l’auteur)
Pour revenir à la structuration de votre rapport au dessin, pouvons-nous parler du fanzine que vous avez créé : Absolutly Live ? À quoi a-t-il correspondu pour vous ?
J’avais 17 ans, je l’ai créé avec les copains, ceux avec qui j’avais perdu au poker. On était trois ou quatre au lycée à Roanne. J’étais très fan des Doors, leur double album Absolutly Live, sorti en 1970, qui reprenait des chansons enregistrées lors de leur tournée aux États-Unis entre 1969 et 1970. J’ai donné le titre de cet album à notre fanzine.
Nous étions en 1974 et achetions Rock & Folk. Ce qu’on avait en plus, c’était qu’on était dans le rock en plus de la BD, les deux étaient très liés pour nous.
The Doors, disques LP, 1972, 1973, 1974, que j’ai achetés à Roanne chez le disquaire place Georges Clémenceau. Les deux CD ont évidemment été achetés plus tard, mais les enregistrements sont de l’époque, en particulier l’enregistrement Absolutly Live – Serge Clerc (prise de vue de l’auteur)
En 1974/75, avant de monter à Paris, tous ces comics des années 1960, comme Zap avec Crumb, Bodé, Eisner… étaient importés depuis la librairie Futuropolis à Paris ou la Real Free Press à Amsterdam. Il nous fallait aussi aller de Roanne à Lyon pour les acheter.
On faisait des razzias dans la seule librairie spécialisée en BD (La Librairie Expérience) où on trouvait des comics et des revues introuvables ailleurs : « LE GRAAL ». « Nos furieuses épopées, nos razzias ! » J’ai évoqué tout ça dans LE JOURNAL, chez Denoël Graphic.
Je dessinais au jour le jour. Ce n’était pas parce qu’on n’avait rien d’autre à faire, c’était une passion.
Serge Clerc, Fanzine Absolutly Live #1, couverture + p.18/19, 1974 (prise de vue de l’auteur)
Serge Clerc, Fanzine Absolutly Live #1, éditorial, 1974 (source : gravezone)
Éditer Absolutly Live, cela me permettait de faire des chroniques. On faisait aussi une revue de presse, mais comme on n’avait pas les moyens de reproduire des photographies, je redessinais les choses dont on parlait. Cela me permettait de redessiner un Bodé, un Moebius, un Druillet…
On a sorti deux numéros. Il y en avait un troisième prévu avec quelques planches, mais que nous n’avons jamais édité. Quelques mois plus tard, j’ai envoyé mes dessins à Métal Hurlant, avec aussi les numéros d’Absolutly Live.
Serge Clerc, Ma revue de presse p.6/7, Fanzine Absolutly Live #2, 1975
Pour la petite histoire, on a incorporé un dessinateur qu’on aimait bien, il venait de Bretagne si je me souviens bien. Il n’a plus jamais dessiné après qu’on l’a publié, on ne l’a plus jamais revu, il s’appelait Tugdual. Je ne sais plus comment on l’avait trouvé, on l’avait édité parce qu’il était complètement barré. Il nous impressionnait. Il avait une certaine “vista”, mais il n’a jamais percé, il a complètement disparu.
Absolutly Live fut ainsi le début d’une nouvelle ère, vous faisant passer du dessin à la bande dessinée ?
En France, on commençait à faire des fanzines à droite et à gauche : les super-fanzines comme Phénix, Schtroumpf fanzine de Glénat à Grenoble, entre autres, mais aussi plein d’autres comme Falatoff. Ça bouillonnait. On commençait aussi à s’intéresser à la BD de façon sérieuse.
Je pense à Alain Resnais, à Francis Lacassin que j’ai rencontré plus tard, à Jacques Sadoul… J’aperçois d’ailleurs dans ma bibliothèque le numéro 25 de Schtroumpf de 1974, avec Giraud en empereur sur la couverture. Je suis un fan absolu de Jean Giraud : je prétends que c’est le plus grand parmi les grands, il surpasse tout le monde : un génie.
Schtroumpf, Les cahiers de la bande dessinée 25, spécial Jean Giraud, 1974
Falatoff 18/19, spécial Giraud, 1973 (prise de vue de l’auteur)
À cette époque, j’avais comme guide Dionnet, que j’avais déjà rencontré à Paris au cours d’un de mes précédents allers-retours en train, en auto-stop ou en calèche…
J’avais 17 ans. J’avais trouvé porte close. C’était le mois d’août. Je suis redescendu à Roanne, c’était en 1975, en pensant qu’ils étaient tous en vacances sur la Costa Brava. Quand je suis arrivé chez moi, il y avait un télégramme me disant de monter à Paris : je suis reparti.
Serge Clerc, Le journal / histoire totalement déconnante et vraie de Métal Hurlant, Denoël Graphic, 2008 (planches originales de l’auteur)
C’est après lui avoir envoyé quelques crobars et les fanzines Absolutly Live qu’il m’a commandé deux pages qui ont paru dans le numéro 4 de Métal Hurlant : Lumières. Mon sentiment, le jour où j’ai ouvert la revue et que j’ai vu mes dessins, ça a été une grande fierté.
Ce n’était pas facile de trouver Métal, il fallait faire de grandes expéditions à la librairie Expérience à Lyon, on ne le trouvait pas en presse à Roanne. J’ai encore le souvenir du choc que j’ai eu quand Dionnet a répondu à l’envoi de mes dessins, mais le fait de les voir dans Métal n’a pas été aussi fort : j’étais préparé, je savais que j’allais être publié.
Philippe Druillet, Métal Hurlant 4, 4ème trimestre 1975
Serge Clerc – Lionel Gérin, Lumières, Métal Hurlant 4, couverture, 4ème trimestre 1975
Je suis resté encore un moment en province tout en travaillant pour Métal et pour Rock & Folk. Ma montée définitive à Paris date d’août 1976. C’est Philippe Manœuvre qui m’a trouvé un appartement pour m’installer parce que je ne savais pas comment ça fonctionnait. Il m’a dit : « il faut lire les petites annonces de France Soir. » Il m’a aussi obligé à acheter une veste dans le genre Ray Manzarek (clavier des Doors)…
Serge Clerc, Roger Bismuth, revue Rock & Folk #135, février 1977 (planche originale de l’auteur)
Vos premières planches sont sur le thème de la science-fiction mais vous évoluez rapidement vers celui de la musique à travers le rock.
Pour moi, BD et rock faisaient partie d’un ensemble. J’avais acheté en 1972 mon premier disque des Doors, un 33T, avec des économies. J’avais travaillé pour me payer une chaîne stéréo. Il y avait aussi mes oncles, qui n’étaient pas beaucoup plus vieux que moi, 5 ou 6 ans pas plus, qui en écoutaient pas mal. J’ai un peu suivi leur chemin : il y avait des trucs qui me passaient au-dessus du cigare comme Hendrix : à 13 ans, c’était trop pointu pour moi, mais j’ai tout de suite flashé sur les Doors.
On se réunissait avec deux ou trois copains avec qui on était sur la même longueur d’ondes, celle de la contre-culture. La passion pour le rock est donc arrivée très vite, vers les 12/13 ans.
Philippe Druillet, couverture de l’album Electric Ladyland, Jimi Hendrix Experience, 1968
Dans les années 80, j’étais dans la revue Rock & Folk, j’écoutais The Clash, The Stranglers, Blondie, toute la New Wave. J’étais en communion totale avec ce qui se passait. Il n’y avait pas non plus des milliards de groupes comme maintenant. On pouvait s’en sortir et tout connaître si on était curieux.
On me pose souvent la question : comme beaucoup de dessinateurs l’ont fait, je n’ai jamais eu envie de jouer de la musique, encore moins de monter sur scène. Jamais de la vie ! Déjà, le dessin ce n’est pas facile, ça prend un temps de dingue : même quand c’est inné, il faut aller tous les jours au charbon.
Serge Clerc, dessin inédit de jeunesse d’après Blueberry – Jean Giraud, 1972 (collection de l’auteur)
Votre collaboration avec Philippe Manœuvre a été déterminante, n’est-ce pas ?
Oui, c’est Philippe Manœuvre, journaliste à l’époque à Rock & Folk, qui l’avait impulsée en me disant qu’on allait faire Rock City dans Métal : ça a commencé à partir du numéro 15, en 1977. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai un souvenir encore vivace avec lui. Je le vois pour la première fois dans les bureaux de Métal, il me demande ce que j’aime comme groupe. Je suis intimidé, je bredouille « les Doors » et lui comprend « Ange ». Il a tiré une tête… Il a fallu que j’articule une autre fois, il a été sacrément soulagé quand il a compris. C’est lui qui m’a expliqué qu’Ange c’était du baba cool, ce que cela voulait dire en musique, je n’en savais absolument rien.
Serge Clerc, Rock City, planche 1, Métal Hurlant #15, mars 1977
Les Doors et la musique rock étaient dans mes veines mais en faire quelque chose en BD, je n’aurais jamais eu l’idée. C’est vraiment lui qui a porté le projet, qui m’a dit qu’on allait faire deux pages de Rock City tous les mois dans Métal. J’ai paniqué : je m’étais toujours demandé comment ils avaient pu m’engager ? Je n’étais pas pro, je n’étais pas Druillet ni Moebius. En fin de compte, tout s’est bien passé, Dionnet et Manœuvre m’ont drivé durant les premières années.
Serge Clerc, planche inédite, Le journal / histoire totalement déconnante et vraie de Métal Hurlant, Denoël Graphic, 2008 (collection de l’auteur)
Et puis Manœuvre m’a emmené plein de fois à des concerts (où j’étais d’ailleurs plus souvent au bar que devant la scène : quand on ne paye pas son entrée, il reste toujours de la réserve pour aller au bar… :). Justement, en septembre 1978, accoudé au bar du mythique Rose Bonbon, 6 rue Caumartin, il me présente Neal Spencer, le rédacteur en chef du New Musical Express (N.M.E.).
Serge Clerc, planche inédite, Le journal / histoire totalement déconnante et vraie de Métal Hurlant, Denoël Graphic, 2008 (collection de l’auteur)
Il y avait des passerelles entre Métal et Rock & Folk, de la publicité croisée dans les deux revues, et Manœuvre était au milieu. Internet n’existait pas, on feuilletait les journaux anglais qu’il apportait comme Sounds, N.M.E.. Il me filait les photos pour que je puisse dessiner.
C’était vraiment très spécial : j’aurais été incapable de reproduire les visages sans documentation. J’ai appris le métier en direct avec lui en épluchant ces magazines. Cela a eu le charme de la naïveté, de la maladresse, de la spontanéité et de la sincérité.
Serge Clerc, Les Stranglers, premier dessin paru dans N.M.E. de Londres, 16 décembre 1978 / Stranglers Sleeve, intégrale rock, Éditions Dupuis 2014
Je ne m’en suis pas rendu compte mais cela a été des années de formation très importantes de création. Il n’existait absolument rien sur le rock dans la presse. Il y avait bien eu quelques pages sur la pop-musique des années 60/70 par Solé dans Pilote, mais ce n’était pas de la bande dessinée.
Cela a quand même été un choc de voir ENFIN quelque chose sur le rock. On n’en trouvait nulle part, certainement pas dans France-Soir, ni dans Le Progrès de Lyon d’ailleurs. Ça a été sacrément important.
Solé, Magical Mystery Pop, Journal Pilote 664 p.5, 1972
Pilote est supra-important pour la fondation de la BD moderne, et en particulier Goscinny, un géant absolu, pour la création d’Astérix, bande dessinée pour adultes avant l’heure : plusieurs niveaux de lecture, une subtilité dans les dialogues bien au-dessus de tout ce qui a été créé en France à la même époque. La majorité de ses lecteurs a oublié qu’Astérix a paru dans le numéro 1 de Pilote, en 1959.
Je lisais tout ça dans Le Progrès de Lyon : dans les années 1972/73, il paraissait des strips en demi-planches en noir et blanc que je découpais religieusement et que je collais dans un cahier : sur papier journal, ça rendait très bien.
Il ne faut jamais parler sèchement à un Numide, Astérix, Le domaine des dieux, René Goscinny – Albert Uderzo, Éditions Dargaud 1971
J’ai aussi gardé les fascicules du journal Junior : mes cousins les lisaient en premier, je les récupérais, je les classais. Très peu de gens connaissent cette revue mais moi j’ai été élevé avec ça. J’en ai gardé une partie, découpé des planches de Hugo Pratt et d’autres auteurs.
Revue Junior #26, juin 1974 (prise de vue de l’auteur)
Je parle de 1972, c’est dedans que j’ai découvert Le Spirit de Will Eisner. D’ailleurs, dans le numéro 2 d’Absolutly Live, je fais une parodie de trois pages sur Le Spirit. On ne cite pas non plus Pif Gadget quand on pense à la bande dessinée moderne, mais on oublie que Corto Maltese y a été publié, tout comme Les pionniers de l’Espérance de Lecureux et Poïvet. Pour moi, ce fut fondateur : « FONDATION ET EMPIRE ! ».
Will Eisner, Spirit #2, Warren Magazine, 1974 (prise de vue de l’auteur)
Serge Clerc, La maison de l’horreur, parodie d’après Le Spirit de Will Eisner (sup.), Fanzine Absolutly Live #2, 1975 (édition originale) / intégrale SF p.41, Éditions Dupuis, 2016
Détail de vos rencontres avec Jean Giraud ? Vous l’avez vu dessiner, dans quel contexte ?
En 1975, en pleine chaleur du mois d’août, Dionnet me reçoit chez lui à Paris, où son chat devenu fou court sur les murs. À un moment, il me tend le téléphone (Dionnet, pas le chat / ndlr), et je me retrouve avec Jean Giraud au bout du fil. Venant de province, le téléphone n’existait pas pour moi : je n’avais aucune idée de la façon de l’utiliser. Je balbutie trois mots, je bredouille comme un crétin, et au lieu de dire « Jean Giraud » ou « Moebius », je l’appelle « Grat-Grat » (pseudonyme de Dionnet à Métal / ndlr), comme si c’était mon copain. Bref, un désastre : ça a dû bien les faire marrer.
Revue Pilote, #453-1968, #460, #474 (décembre 1968) / Je suis à plat ventre sur mon lit, j’ai dix ans, 117 Chemin du Halage, la Loire coule quatre étages plus bas aux pieds de l’immeuble – Serge Clerc (prise de vue de l’auteur)
Il m’invite à venir le voir à Fontenay-sous-Bois, où il habite. On joue aux échecs. Ce qui me sidère : je gagne (ou il me laisse gagner…).
C’est peut-être pour cela qu’il me donne une planche de Blueberry. À cette époque, rien n’était collectionné comme aujourd’hui : son don a été un geste de pure générosité. Imaginez mon éblouissement et ma sidération.
Serge Clerc, Le journal / histoire totalement déconnante et vraie de Métal Hurlant, Denoël Graphic, 2008 (planche originale, collection de l’auteur)
Une seconde rencontre a lieu plus tard, à Mantes-la-Jolie, où il avait déménagé avec sa compagne. Il dessinait Tueur à gages, quatre planches en noir et blanc pour Métal : je m’en souviens photographiquement, je l’ai vu dessiner en direct, au fil de la plume après un vague crayonné, devant mes yeux ébahis. Un martien total. Rembrandt. Il m’a même proposé de faire un dessin dans une case d’une de ses planches.
Moebius, Tueur à gages – version originale n&b, Métal Hurlant #29, 1978
Serge Clerc, dessin des affiches au mur derrière le personnage, dans Tueur à gages de Moebius (version colorisée), intégrale noir p.6, Éditions Dupuis, 2017 (prise de vue de l’auteur)
Le plus incroyable fut de voir sa facilité. Moi, je dois faire des études, des crobars préparatoires, je vais dans les bars, je croque sur le vif, je dessine des modèles d’après nature, je prends des notes en images, puis je les transcris.
Lui, sans toute cette préparation, il dessinait d’une seule traite, au fil de la plume, avec juste un vague crayonné préparatoire. Il avait dans sa tête une grille de perspective que nous n’avons pas, nous autres, à part Crumb peut-être… et encore ! Sa façon de dessiner instantanément était pour lui d’une simplicité absolue. Utiliser aussi peu de traits tout en maîtrisant une perspective parfaite et en minimisant au maximum les détails, c’est pour moi unique.
Les dessins de GIR qui m’ont le plus marqué – Serge Clerc : La Déviation, Pilote #688, 1973 ; L’artefact, Pilote annuel, 1971 (prise de vue de l’auteur)
Votre style graphique, comment est-il né, comment a-t-il évolué ?
Mes références ont été Hugo Pratt, Moebius, Druillet, Mézières, Crumb… Je m’acharnais à recopier leurs dessins. Pour progresser, il fallait copier, copier encore et encore : il en resterait toujours quelque chose. Cela a été mon apprentissage. Je m’appuyais sur tous ces auteurs. Redessiner était une façon instinctive, non réfléchie, de travailler.
Je me lançais avec naïveté. Je copiais beaucoup à partir des séries dans Pilote, Valérian par exemple, et je remplissais constamment les marges de mes cahiers d’école de milliards de dessins.
Serge Clerc, dessin inédit de jeunesse d’après Valérian – Jean-Claude Mézières, 1972 (collection de l’auteur)
Mon style a évolué petit à petit, très influencé par Crumb et tout le mouvement underground des comics anti-establishment nord-américains, comme Zap Comics. Vaughn Bodé a été aussi super important. Mes articles dans Absolutly Live étaient des chroniques de ces comics américains : je les redessinais, car nous n’avions ni photocopieuse, ni appareil photo.
Vaughn Bodé, Sunpot – 1971 / Deadbone – 1975 NCC / Junkwaffel #4 – 1972 Print Mint / Cheech Wizard – 1973 / Last Gasp (prise de vue de l’auteur)
Et puis, grâce à Manœuvre qui me prend sous son aile, je progresse sur le rock, et mon dessin évolue tous les deux mois. Lorsque j’ai travaillé de 2012 à 2018 sur mes intégrales, aux Éditions Dupuis, j’ai dû enquêter sur mes propres travaux : retrouver les dates de tous ces dessins était vital pour la chronologie du livre. Mais je n’y pouvais rien : mon style évoluait constamment, malgré moi.
En 1980/81, je passe au pinceau. Avant, j’étais à la plume et au rotring, une folie furieuse. À partir d’une case du numéro Spécial hémoglobine de Pilote, je redessine du Giraud où des types se font flinguer : mon trait est trop léger, mon rotring trop fin. Je ne sais pas l’utiliser. Je n’ai pas les bons instruments, je n’ai pas fait d’école de dessin. Pour travailler au rotring, il faut être Tardi : lui seul sait l’utiliser avec la bonne puissance. Tout ça pour dire que les dessins évoluent aussi avec les instruments qu’on utilise.
Serge Clerc, dessin inédit de jeunesse d’après Blueberry – Jean Giraud, 1972 (collection de l’auteur)
Gir, revue Pilote #629, novembre 1971
Dans Métal, je commence donc au rotring, avec des planches de science-fiction. Je passe ensuite au rock. Avec Manœuvre, on crée l’album Captain Futur, d’abord à la plume puis au pinceau. Les planches sont réalisées au fur et à mesure des publications : les pages sont dessinées au jour le jour. On ne sait pas à l’avance ce qu’on fera pour le numéro suivant. Je poursuis avec le rock à travers des numéros spéciaux qui commencent à paraître dans Métal.
Serge Clerc – Philippe Manœuvre, Captain Futur, Pin-up pl.33 (une planche à la plume), Métal Hurlant #31, 1978 / intégrale SF p.63, Éditions Dupuis, 2016
Serge Clerc, Captain Futur, splash page, Heavy Metal USA, juin 1979 / Tout l’album entier est paru en une seule fois dans ce numéro spécial américain – Serge Clerc
Grâce à l’influence graphique de Will Eisner et de sa technique au pinceau, j’atteins la plénitude de mon style au début des années 1980. Ce style perdure jusqu’à aujourd’hui. Je continue alors à travailler pour Rock & Folk, pour la revue N.M.E., en même temps pour Player au Japon et pour OOR Muziekrant aux Pays-Bas.
Serge Clerc, couverture revue New Musical Express, The Face, 1983
Vous avez rapidement dessiné des pochettes de disques ?
La première, c’est grâce à Dionnet qui désespérait de me voir arriver tout jeune à Paris. Il se sentait responsable devant ma mère de ce qui allait m’arriver. Il a essayé de me trouver d’autres boulots que mes planches pour Métal, parce qu’il devait se dire que cela ne nourrirait pas son homme. Il m’a trouvé ce premier job : c’était en 1976, une illustration d’un coffret pour Eddy Mitchell, qui était amateur de bande dessinée. Il avait déjà fait réaliser des pochettes par Giraud.
Serge Clerc / coffret Eddy Mitchell, 1976 – Barclay ; Juke Box Hits, 1982 ; Underdog Arhoolis, 1990 – Bpm Records (prise de vue de l’auteur)
Comme je suis incapable de faire une ressemblance avec les visages, ça a été un enfer absolu. J’ai bossé sur des calques, j’ai collé des rustines sur des rustines. Je suis allé sur un plateau de télévision aux Buttes-Chaumont pour le rencontrer. Il enregistrait une émission de Maritie et Gilbert Carpentier, un numéro où il était avec Coluche. Je lui montre mon dessin : « M’sieur, M’sieur, j’arrive pas à faire votre tête ». À ce moment-là, Coluche se penche et dit : « T’as qu’à coller une photo ».
Serge Clerc / Fleshtones, 1985 – IRS, CBS ; Carmel 1983, 1984 – London Records (prise de vue de l’auteur)
Qu’est-ce qui vous reste aujourd’hui de cette époque des seventies ?
J’avais le nez dans le guidon. La bande dessinée, je l’ai complètement vécue in situ. À 15 ans, quand j’ai acheté les Zap Comics et les bandes de Crumb, à 16/17 ans quand je lisais Pilote et Métal, je ne pouvais pas me poser une question qui n’existait pas : « est-ce que la BD devenait adulte ? ». Pour moi, la BD était et a toujours été adulte. Je savais pertinemment qu’il se passait quelque chose dans Pilote, dans Métal, avec le cul dans L’Écho — qu’on était vraiment au bon endroit, au bon moment : seuls ceux qui en voulaient vraiment y allaient.
Serge Clerc, Le journal (inédit de la première parution), paru ultérieurement dans l’album collectif Summer of 80’s, Éditions Dargaud / Arte, 2009 (collection de l’auteur)
Tous les dessinateurs de Pilote ont émigré dans L’Écho des savanes et dans Métal Hurlant, ou presque tous. Il y avait du sexe sans censure et un humour comme on n’en avait jamais vu. On était dans une vraie révolution, et on en jouissait comme des dingues. Dire et faire des conneries, c’était vraiment mon truc à moi.
En relisant toutes mes archives pour préparer mes intégrales, alors que je pensais avoir acquis l’humour à Paris, je me suis rendu compte que je l’avais déjà dans mes premières réalisations (voir l’éditorial d’Absolutly Live plus haut / ndlr).
Face à la mondialisation, à la prochaine guerre nucléaire avec les Russes et aux éditeurs défaillants… le plus important dans ce monde, c’est de se marrer !
Fin 1975 / Roanne, Lycée Albert Thomas – Serge Clerc (photographie de l’auteur)
Début 1976 – Serge Clerc, peu avant le grand bond pour Paris (photographie de l’auteur)
1976, Paris – Moebius, Serge Clerc, Philippe Manœuvre, Philippe Druillet à Métal Hurlant, rue de Lancry : les gars fêtent mon évasion de province et le grand bond pour Paris – Serge Clerc
Rencontre-interview réalisée par Pascal Hanrion