Et la bande dessinée devint adulte (partie 2)
Raconté par celles et ceux qui l'ont créée : Nicole Claveloux
Nicole Claveloux – « j'aime un économiste », Charlie mensuel, couverture n°126, 1979
Comment votre propre style est-il né, sous quelles influences (artistiques, techniques…) ?
Comment l’avez-vous fait évoluer à cette époque ?
Mon « style » est né, pour reprendre votre expression, sous des influences à la fois adultes et enfantines.
Et je me considère, maintenant que j’ai suffisamment de recul, comme une personne à la fois adulte et enfantine, dans ma manière d’être, dans mes goûts et dans mes dessins.
À 10 ans environ, j’ai découvert, dans un livre pour adultes caché dans un placard, des dessins qui m’ont fascinée et qui le font encore : Les Contes drôlatiques de Balzac, illustrés par Gustave Doré.
C’est à mon avis le meilleur livre qu’il ait illustré (avec le Rabelais), car il y mélange des images romantiques, fantastiques, érotiques même (dans mon esprit de 10 ans), et des caricatures rigolotes — ou, le plus souvent, féroces ! — voire macabres : des chevaliers qui s’embrochent mutuellement avec leurs épées, des tronches de « vieulx stropiats »…
Les Contes drolatiques, Honoré de Balzac,
illustrations de Gustave Doré, Société générale de librairie 1855
Enfant, à la maison, j’ai toujours eu à ma disposition des livres avec des images très variées, mais Gustave Doré, c’est moi qui l’ai choisi et aimé immédiatement.
De la même façon, j’ai choisi, vers 8 ans, les albums Fillette que m’avait fait voir une copine d’école, et je les ai réclamés malgré les réticences maternelles vis-à-vis des BD (à part celle de Pellos : Durga-Rani, reine de la jungle, qu’elle trouvait bien dessinée !).
Fillette n°24, 19 décembre 1946, couverture, Pellos – Durga Rani
J’adorais ces albums Fillette et essayais d’en reproduire certains dessins (« la Tante Zulma », notamment), mais de 1949 à 1952 seulement ; après, je n’aimais plus, car « ils » ont fait « grandir » les personnages de BD (comme « l’Espiègle Lili », par exemple), qui commençaient à gagner leur vie, à avoir des problèmes sérieux, de métiers… bref, à quitter le domaine imaginaire — et ça, ça ne me plaisait plus du tout !
Mat, Tante Zulma et Oscar le petit Canard, album Fillette, début des années 1950
Je reviens sur cette histoire d’« influences », car je crois, et même je suis sûre, de les avoir choisies.
J’avais beaucoup d’illustrations à ma disposition dans les livres que m’achetait ma mère : tous les Père Castor, illustrés magnifiquement par Rojankovski ; Les Mille et Une Nuits, dessinées par Roger Broders (un affichiste des années 30) ; et surtout deux images de Kay Nielsen (années 20) que ma mère avait découpées dans une revue d’art anglaise, The Studio, et qui m’ont fascinée pendant toute mon enfance… et ça dure encore aujourd’hui !
Pareil pour les images de Georges Barbier (Les Chansons de Bilitis !), découpées par ma mère et admirées par moi. Mais — je ne l’explique pas — malgré mon admiration pour toutes ces merveilles, elles n’ont pas eu vraiment d’influence sur mon futur travail…
Kay Nielsen, Poudre et Crinoline, 1913
Pourquoi ai-je choisi, pour m’inspirer dans mon travail, d’une part Gustave Doré et, d’autre part, des BD à gags (comme « Oscar le petit canard » de Mat, toujours dans Fillette) ? Parce que ça correspondait à mes goûts personnels : le fantastique-onirique d’une part, le rigolo d’autre part. Mes goûts n’ont pas vraiment changé, ni dans les dessins, ni dans mes choix de films ou de livres.
Quelqu’un dont je subis toujours l’influence — mais que, par ailleurs, je n’admire pas toujours — c’est Félix Lorioux. J’avais Le Buffon des enfants (les oiseaux), et là, j’ai flashé sur ses insectes qui ornent les coins des images : des familles d’insectes avec armes et bagages… et par-dessus, parapluies et chapeaux !
Félix Lorioux, illustrations pour Le Buffon des enfants, Éditions Marcus, 1945
Autre influence évidente : Benjamin Rabier (Le Roman de Renard), surtout quand je dessine des vaches !
Encore une influence que j’oubliais, plus tardive : la découverte des gravures de Rodolphe Bresdin — fouillis de végétations, de personnages, de maisons et de bateaux — dont j’aime toujours… le fouillis, justement !
Rodolphe Bresdin, La Comédie de la mort (estampe macabre), seconde moitié du XIXe siècle
Pourriez-vous préciser quelques références de livres / auteurs et de films / réalisateurs de votre goût à cette époque ?
Pensez-vous que le style de certains films ait pu influencer votre propre style de dessin ? (Je pense en particulier au cinéma surréaliste de Jean Cocteau et celui de Luis Buñuel)
J’avais vu La Belle et la Bête de Jean Cocteau quand le film est sorti, ou presque, en 1947 je crois ? Ça m’avait énormément plu, j’avais pleuré sur la pauvre bête qui mourait seule… (J’ai été ravie d’illustrer le conte de Madame Leprince de Beaumont chez Être Éditions en 2001, puis une version érotique, Les Morceaux choisis de la Belle & la Bête, chez les Éditions Éden en 2003)
Un peu plus tard, j’ai vu aussi Le Testament d’Orphée du même Cocteau, qui m’a plu, surtout les passages oniriques, car la vie réelle (Saint-Germain-des-Prés) me rebutait.
Tous les films trop réalistes qui parlaient de l’époque me terrifiaient littéralement (surtout les Actualités avant le film).
Nicole Claveloux, La Belle et la Bête, Madame Leprince de Beaumont, Éditions Thierry Magnier, 2013
Je cherchais un monde inventé, et de préférence drôle. J’ai avalé avec plaisir beaucoup de Walt Disney. À 13–14 ans, je suis allée voir plusieurs fois Peter Pan ; j’y ai traîné ma grand-mère pour le revoir encore — elle a apprécié, du reste (tous les personnages qui s’envolent par la fenêtre !).
J’ai sûrement été influencée, dans mes dessins, par les personnages amusants de Disney : les souris, les chats, les chiens, les trois petites fées rondouillardes, les valets maladroits, les pitres… Il y a un cheval très drôle dans La Belle au bois dormant ; ça m’accrochait beaucoup plus que le côté sentimental et les chansons niaiseuses.
Je pense que dès 8–10 ans, j’ai senti intuitivement — sans être évidemment capable de l’exprimer — que ce que j’aimais le plus, et voulais faire, c’était « l’onirique » et le rigolo.
Je suis sûre que dès l’enfance, on choisit ses influences parmi tout ce qui nous est proposé… et inutile de dire que rien n’est venu les confirmer par la suite aux Beaux-Arts de Saint-Étienne, où, au tournant des années 60, on ignorait les BD ainsi que Gustave Doré.
Peter Pan, Walt Disney Pictures, 1953
L’École des Beaux-Arts de Saint-Étienne a toujours eu, me semble-t-il, une réputation de grande qualité d’enseignement, mais aussi de modernité, particulièrement en rapport avec le tissu industriel très dynamique de sa région.
Quelles ont été les disciplines et les techniques les plus marquantes pour vous, qui vous ont le plus influencée, dans l’enseignement des professeurs de cette école ?
Je ne vois pas de très grandes influences de l’école, à cette époque, sur mon travail. Je n’y ai appris ni l’illustration, ni la BD, ni la peinture à l’huile, qui sont à la base de mon activité. Par contre, on y apprenait à bien dessiner…
En cherchant bien, je me souviens d’avoir vu les projets décoratifs des élèves spécialisés dans la « gravure sur armes » — c’est-à-dire qu’ils devaient décorer d’arabesques ou d’animaux les formes imposées par les pièces de fusils, qui étaient embellies.
Ils devaient faire rentrer leurs dessins dans des formats très contournés, et ça nécessitait des trouvailles décoratives.
Manufacture de Saint-Étienne, catalogue 1915, extrait
Pour en revenir aux « influences personnelles », en grandissant, j’ai renforcé ces deux directions en faisant connaissance avec Jérôme Bosch, Brueghel, Füssli, Grandville… et en admirant les très beaux dessins à la plume de Christian Broutin dans la revue Planète, consacrée à la science-fiction, l’ésotérisme, l’art et l’Histoire. J’y ai ajouté des lectures de Ray Bradbury, Lovecraft, Jean Ray… SF et fantastique toujours.
Et je suis « montée » à Paris avec ce bagage, où mes premiers dessins ont été publiés dans le n° 27 de Planète, en mars-avril 1966.
Christian Broutin, illustration, revue Planète 1965 / Nicole Claveloux, Anthologie Planète – Les chefs-d’œuvre du fantastique, 1967
J’avais aussi gribouillé une petite bonne femme acariâtre qui a d’abord déplu, quand j’ai montré mon dossier à la revue Elle (« Quoi ? C’est comme ça que vous vous représentez la femme moderne ?! »), et qui a fini par trouver sa place dans le magazine Okapi sous le nom de Grabote (après un peu de chirurgie esthétique). C’est elle qui m’a fait vivre pendant des années. Entre-temps, j’étais rentrée dans le monde des livres pour enfants grâce à François Ruy-Vidal (les éditions Harlin Quist), puis à Christian Bruel (éditions Le Sourire qui Mord).
Grabote, revue Okapi (première apparition en février 1973)
Quand Jean-Pierre Dionnet m’a demandé de participer à Ah ! Nana (et Métal Hurlant aussi, finalement), je me suis mise à jour au niveau BD, et j’avais beaucoup à rattraper depuis Fillette (je n’ai lu Tintin qu’à 28 ans, tous les volumes parus d’un coup !). Je suis allée voir le film Fritz the Cat car je ne connaissais pas bien Crumb, qui était dans la bande dessinée underground.
J’ai découvert aussi, et aimé, les parodies du magazine américain Mad (le dessinateur Wallace Wood !) qui datait déjà des années 50. J’avais du chemin à rattraper !
Nicole Claveloux, Histoire de Blondasse, Ah ! Nana, 1976
Cette nouvelle forme d’expression graphique était, à l’époque, extrêmement éloignée de votre propre culture artistique et de lectrice de bandes dessinées. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous diriger vers ce style et non pas vers celui de la bande dessinée classique, qui avait toujours cours dans les seventies (je pense aux revues Pif, Spirou, Tintin…) ?
Je me suis naturellement tournée vers ce qui était à la mode, que ce soit le Push Pin Studio, les couleurs psychédéliques, le sous-marin jaune de Heinz Edelmann, etc. Je ne connaissais pas bien la BD et la ligne claire. Je l’ai appréciée chez Joost Swarte, mais sans en être trop influencée (trop raide). J’ai admiré (et admire toujours !) le dessin de Wallace Wood, les physionomies de ses personnages, et il m’a sûrement appris à plus soigner les expressions des visages.
Push Pin Studios, Milton Glaser, illustration pour Mahalia Jackson, 1967
Je crois que je pioche des « modèles » un peu partout : dans mes anciens livres, dans les BD actuelles, dans les enluminures du XIVᵉ siècle (Jean Pucelle, par exemple), chez Jacques Callot, etc. Dans mes influences, je ne suis pas que « de mon époque », ce serait trop restrictif. La peinture européenne a été très influencée par les estampes japonaises, et on peut apprendre non seulement d’artistes lointains dans l’espace, mais aussi lointains dans le temps, et c’est bien.
Jean Pucelle, le Bréviaire de Belleville, XIVᵉ siècle (abstract)
Pour mes albums aux Humanoïdes Associés, il a fallu que je me creuse pour les scénarios, car avec les adultes, ça ne rigole pas ! J’ai souvent utilisé la parodie. Pour ma première BD avec Ah ! Nana, j’ai pastiché un conte de fées de la comtesse de Ségur : j’en ai fait Histoire de Blondasse, de Belle Biche et de gros Chachat. J’ai aussi choisi mes propres rêves comme scénarios.
J’ai également cherché de l’aide auprès d’une amie qui écrivait, Édith Zha, ce qui a donné deux BD : La Main Verte et Morte Saison, qui ont trouvé place dans Métal Hurlant grâce à la largeur d’esprit de Jean-Pierre Dionnet, car cela n’avait pas grand-chose à voir avec les autres BD de Métal.
Ils ont aussi fait un troisième album qui reprenait les bandes publiées dans Ah ! Nana : Le petit légume qui rêvait d’être une panthère, avec mes scénarios personnels : des anecdotes de ma vie, en mode caricature (coucou Oscar le petit canard !), tout en continuant des histoires en noir et blanc style gravure ancienne (coucou Gustave Doré !).
Nicole Claveloux, histoire courte - La main verte, Métal Hurlant n°9, 1976
Jean-Pierre Dionnet semble avoir été un personnage clé au début de votre parcours dans le monde de la bande dessinée « pour adultes ». Vous souvenez-vous des qualités qu'il a trouvées dans vos dessins, dans votre style graphique, pourquoi il a poussé pour que vous soyiez éditée malgré, effectivement, un style très différent des autres auteurs de Métal Hurlant ?
Je ne me souviens pas qu'il m'ait beaucoup parlé de mon style. Puisqu'il acceptait les dessins c'est qu'il les aimait, non ? C'était l'atmosphère de « La Main Verte » qui lui avait plu, il avait dit en rigolant : « C'est du Duras en BD ! », mais cela concerne plutôt le scénario de Zha. Il m'avait proposé de faire une BD dont il était l'auteur du scénario.
J'ai refusé (avec embarras) car je ne me sentais pas capable de dessiner des astronautes, des astronefs, et des guerriers de l'espace !
Nicole Claveloux, histoire courte – L’Herbe noire, Métal Hurlant n°11, 1976
Je souhaiterais juste m’arrêter un instant sur votre série débutant par La Main Verte en 1976 : elle me semble ancrée dans une atmosphère onirique qui donne l’impression de s’appuyer sur des courants surréalistes, mais aussi, et peut-être surtout, sur un style pictural rappelant le fauvisme. Pourriez-vous revenir sur cette série ?
À l’époque où j’ai dessiné La Main Verte, j’avais de très grandes envies de peinture. Envies que je traînais depuis les Beaux-Arts, mais que je n’avais pas pu réaliser (sauf sur quelques pochettes de disque), ni dans le livre d’enfants ni dans la pub, qui étaient mes gagne-pains à l’époque. Donc c’est sorti dans La Main Verte : les ciels, les lumières de la ville que je voulais rendre.
Et je maniais mal l’aquarelle à l’époque, donc j’ai réalisé cette BD avec des gouaches, par-dessus lesquelles je revenais avec des traits à l’encre de Chine. Donc l’inverse du procédé normal !
Nicole Claveloux, histoire courte – Nuit blanche, Métal Hurlant n°13, 1976
Comment avez-vous perçu le contexte politique, social, économique, artistique autour des “seventies” dans lequel l’expression d’un nouveau type de bande dessinée a évolué à très grande vitesse ?
Pour ce qui est du contexte politico-social des seventies, ce n’est pas à moi qu’il faut demander ce genre d’analyse. J’avoue avoir suivi quelques « courants » quand je les aimais, comme les dessins du Push Pin Studios ou d’Heinz Edelmann dans le style « psychédélique », qui m’ont inspirée pour illustrer Les Télémorphoses d’Alala de Guy Monréal publié par François Ruy-Vidal, ou pour faire des pochettes de disques pour Barclay.
C’est ainsi que j’ai découvert, des années après, que j’avais participé au « 68 des livres pour enfants », quand il y a eu, en 2018, une série d’expos, conférences, publications sur le sujet !
Nicole Claveloux, Poster Les Télémorphoses d'Alala, 1970
À l’époque, je n’ai pas eu vraiment conscience que je faisais partie de « la BD adulte des seventies »… C’est un peu comme si des artistes du XVIᵉ siècle avaient vécu assez longtemps pour découvrir qu’ils avaient participé à un grand bouleversement appelé « Renaissance ». Bref, je ne me suis rendu compte de rien (ou presque), trop ignorante à l’époque de l’histoire de la BD…
Ce sont les historiens qui voient ces évolutions… Et puis, j’étais – et je suis toujours – dans la lune, donc plutôt du côté enfant symboliquement (vous me suivez ?).
Nicole Claveloux, pochette de disque, Ophiucus 1972
Quand vous vous retournez pour regarder à nouveau cette période de votre création artistique, même de loin, comment la voyez-vous aujourd’hui ? A-t-elle marqué une continuité, correspondu à un socle, dans votre parcours ultérieur ?
Ce n’est pas très clair. Il ne faut pas oublier que je n’ai pas toujours décidé du chemin à prendre (du genre : « J’ai envie de telle technique, de telle façon de voir, DONC je vais prendre cette direction »). Il fallait compter aussi sur les demandes des éditeurs, les commandes précises ; on m’indiquait parfois le style dans lequel je devais exécuter une illustration. Donc, c’est un parcours un peu plus chaotique que si j’avais été seule au gouvernail. Mais ce système m’a fait visiter des contrées où je ne serais jamais allée de moi-même…
D’autre part, je suis d’une nature très influençable. Il suffit que je regarde avec plaisir du dessin au crayon pour que j’aie envie d’en faire, et le lendemain, si j’admire des peintures à l’huile, même histoire. Et ça continue encore aujourd’hui.
Nicole Clavaloux, illustration pour Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll traduit par Henri Parisot, Éditions Grasset et Flasquelle 1974
Nicole Claveloux, 2025
Rencontre-interview réalisée par Pascal Hanrion