Dans la collection de Jan 
Stanislas, Rullier, Une aventure de Victor Levallois - Planche originale
41 

Une aventure de Victor Levallois

Planche originale
1989
Encre de Chine
38 x 50 cm (14.96 x 19.69 in.)
Ajoutée le 22/08/2025
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Description

Traffic en Indochine, une aventure de Victor Levallois, page 17

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Oui

Commentaire

Dans cette planche, Victor apparaît encore dans l’insouciance du départ : alangui sur son lit, il contemple une photo de sa fiancée. Par cette scène, le scénariste Laurent Rullier donne déjà le ton : le héros, naïf et sentimental, s’apprête à être happé dans un monde qui le dépasse. Contrairement aux protagonistes de Pratt, toujours mus par la quête d’un trésor ou d’un idéal, Victor Levallois va se lancer dans une aventure motivée par le désir amoureux, bientôt confronté à l’amère réalité — la femme rêvée devenant une prostituée malade et vouée à la mort.

Cette planche est aussi marquée par une bascule narrative : le décor s’élargit du cadre intime à l’univers portuaire de Marseille. Le navire Casamance et la cohorte de camions annoncent le rôle central des trafics et des circuits économiques dans lesquels Victor va être entraîné, parfois malgré lui, par les réseaux de la « mafia de l’argent ». Le choix du nom du bateau n’est pas anodin : la Casamance est une région du sud du Sénégal, ancien territoire de l’Afrique occidentale française. En baptisant ce cargo de ce nom, Rullier et Stanislas convoquent l’imaginaire colonial, les résonances d’un empire disparu et les routes commerciales qui reliaient jadis l’Afrique et l’Asie.

Enfin, on voit ici apparaître pour la première fois Arnaud de Cotigny. Ce personnage secondaire joue un rôle clé : officier héroïque, flamboyant et autodestructeur, il incarne une figure nihiliste et aventurière qui initie Victor à la vie du grand large et aux contradictions de l’Extrême-Orient. Sa voix emphatique, saluant le vieux cargo rouillé comme un compagnon d’armes, résume à elle seule son mélange de bravoure et de désillusion.

Cette planche condense ainsi les grands thèmes de la série : le décalage entre innocence et violence, l’enchevêtrement du commerce et de la guerre, le contraste entre le désir intime et la dureté historique. Elle illustre parfaitement la manière dont Rullier et Stanislas tissent, derrière l’apparente légèreté de la ligne claire, un récit d’une grande profondeur existentielle.

Depuis les années soixante-dix, la « ligne claire » s’est transformée d’un style défini par Hergé en une véritable famille artistique élargie. Des théoriciens comme Benoît Peeters et Thierry Groensteen ont montré qu’il ne s’agissait pas seulement d’une convention graphique, mais bien d’un discours, d’une attitude face au monde. Dans ce champ où chacun – Chaland, Swarte, Floc’h, Ever Meulen – a trouvé une position propre, Stanislas Barthélémy (né en 1961) occupe une place singulière, celle d’un représentant d’une variante poétique et introspective de la ligne claire.

Dès ses débuts, Stanislas a travaillé selon deux registres parallèles. D’une part, une veine poétique et surréaliste qui traverse toute sa carrière comme un fil rouge, de récits courts tels que Le Galérien et la Sirène, La Fin du monde ou Au passage du Pourquoi-Pas. Ces récits, à la fois oniriques et ironiques, se distinguent par une atmosphère particulière où la clarté du trait sert à construire de petits mondes étranges, peuplés de figures parfois grotesques ou énigmatiques. On y retrouve également une dimension fétichiste, discrète mais constante : la sirène en figure érotique, des postures ou des accessoires qui introduisent une tension singulière dans une esthétique que l’on associe d’ordinaire à la pureté et à la retenue. D’autre part, une veine de grand récit d’aventure, pensée comme une ambition explicite de toucher un public plus large. La série Victor Levallois, comme plus tard Le Perroquet des Batignolles (réalisé avec Boujut et Tardi), illustre ce versant où chaque ligne se doit d’être fonctionnelle, chaque décor exact, afin de mettre en valeur l’intrigue et l’efficacité narrative. Ici, Stanislas se situe dans la continuité d’Hergé et de Jacobs, avec une mise en scène qui reste sobre, précise, cinématographique.

Un troisième registre est celui du documentaire et du biographique, avec Toutinox raconte, Les Objets du XXème siècle et surtout son ouvrage le plus connu dans ce domaine, Les Aventures d’Hergé (réalisé avec Bocquet et Fromental). Ces travaux montrent que la ligne claire peut aussi être encyclopédique et explicative, au service de l’inventaire, de la mémoire et de la transmission. À cela s’ajoutent des livres pour enfants, comme Deux Enfants sur la Lune, où son dessin gagne en douceur et en simplicité sans perdre sa précision, ainsi que de nombreux travaux dans le domaine publicitaire ou illustratif (presse, affiches, ex-libris), où la clarté et l’efficacité du trait trouvent d’autres usages.

La reconnaissance par ses pairs illustre bien cette position singulière. Lors du mariage du dessinateur Avril, Yves Chaland (1957–1990), déjà figure consacrée, confia à Stanislas qu’il avait été influencé par La machine pour arrêter le temps. Plus tard, après avoir vu les planches du premier Victor Levallois, Chaland jugea simplement qu’elles n’étaient « pas mauvais du tout ». Cette double remarque (Archives Stanislas, L'Association), à la fois sur le versant poétique et sur le versant aventure, montre que Stanislas n’était pas seulement un suiveur, mais bel et bien reconnu comme un collègue et une source d’inspiration. Le décalage d’âge et de statut entre les deux rend cette reconnaissance d’autant plus significative.

Ainsi, là où Hergé incarne la lisibilité, Jacobs la dramatisation, Chaland l’énergie, Swarte la rigueur intellectuelle, Ever Meulen la fascination graphique pour l’objet et l’architecture moderne, et Floc’h une sensualité introspective, Stanislas se distingue par une ligne claire poétique, à la fois limpide et habitée, qui ne se contente pas de représenter le monde mais en propose une expérience sensible, intime et parfois troublante. De ses récits surréalistes et fétichistes à ses grandes fresques d’aventure, de ses ouvrages documentaires à ses albums pour enfants, il démontre que la ligne claire peut se ramifier et s’élargir, et c’est précisément dans cette polyvalence que réside la force et la singularité de son œuvre.

https://stanislasbarthelemy.blogspot.com/2008/10/la-chute-de-lange.html

Publication

  • Trafic en Indochine
  • Alpen Publishers
  • 08/1990
  • Page 17

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A propos de Stanislas

Stanislas Barthélémy est né à Rennes en 1961. En 1978, il entre à l’École Nationale Supérieure des Arts Appliqués et des Métiers d’Art. Il en sort 7 ans plus tard avec un diplôme d’architecture intérieure qu’il abandonne aussitôt pour se consacrer à sa véritable passion, la bande-dessinée. Il y consacre toute sa vie active depuis 25 ans. Il réalise une vingtaine d’albums de B.D., des milliers d’illustrations dans la presse jeunesse et générale, dans l’édition jeunesse et scolaire, ainsi que dans la communication. Il co-crée aussi, avec cinq copains, la fameuse maison d’édition de bandes dessinées L’Association. Son travail est dicté par la volonté d’être le plus efficace possible avec le minimum de moyens. Son dessin est simple, donc, et débarrassé de toute fioriture superflue. Ses influences sont multiples, avec bien sûr Hergé, mais aussi Simenon l’écrivain, ou Le Corbusier l’architecte. Il est aujourd’hui au milieu de sa carrière et vit à Montreuil avec sa femme et ses deux enfants. Texte © Dargaud