Dans la collection de archeobd 
Stéphane Levallois, Il se leva (sans titre à l'origine) #paintings - Illustration originale
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Il se leva (sans titre à l'origine) #paintings

Illustration originale
2007
Techniques mixtes
Très belle réalisation au lavis
49 x 65 cm (19.29 x 25.59 in.)
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Vénissieux à sa création
Grigny à sa création
Haut du Lièvre, Nancy
Val d'argent, Argenteuil
Construction d'un grand ensemble, années 1960
Datar, mission photographique, lieu non indiqué.
Drancy, cité de la Muette, années 1960
Marseille, Unité d'Habitation, le Corbusier

Description

Dessin original, technique mixte sur papier, issu du portfolio du deuxième album "le dernier modèle" paru chez Futuropolis.

Inscriptions / Signatures

Marge basse à droite

Commentaire

Il se leva

On lui avait demandé de s'installer en urgence pour recevoir des habitants venant d'horizons très différents: employés, ouvriers, familles rapatriées, retraités, jeunes ménages, fonctionnaires, enfants de paysans ne voulant plus habiter à la campagne... On lui avait dit qu'une bonne partie de ces gens vivaient dans des bidonvilles ou des logements surpeuplés. Il avait trouvé cela très excitant d'accueillir autant de monde. Il avait été fier d'apporter un confort moderne, de participer au progrès du moment. On lui avait dit que cela s'appelait "la reconstruction des trente glorieuses".

Il avait alors proposé de se poser au milieu de la belle et grande cité, mais on lui avait poliment indiqué que cela serait très difficile:
- A côté de l'Arc de Triomphe? Trop peu de place, et puis il fallait laisser passer les voitures;
- il aimait l'art, les musées, la belle architecture, alors dans le jardin des tuileries? Impossible, on ne pouvait pas toucher aux parterres de fleurs;
- Devant Notre-Dame? Il la trouvait si éblouissante. Et puis quoi encore, leurs styles ne pouvaient s'associer.
- Sur le champ de Mars, aux pieds de la Tour Eiffel, là au moins il y avait de la place? Cher Monsieur, vous n'y pensez pas, elle va vous écraser...

Finalement, on lui avait demandé de s'écarter, d'aller un peu plus loin, "en périphérie". Alors il s'était assis où on lui avait demandé, puis les gens avaient commencé à arriver. Au début, tout s'était bien passé: il était entouré de champs et de prés, de petites maisons, il y avait même une forêt à proximité. Les nouveaux venus étaient un peu perdus mais enthousiastes. En lui, ils avaient trouvé, souvent avec incrédulité, l'eau courante, l'électricité et le chauffage qu'il distribuait lui-même à tous ses étages, une chambre pour les parents, une pour les enfants, un salon où toute la famille pouvait se réunir, lire, manger, regarder une petite boite pleine d'images en mouvement pour laquelle on lui avait planté une grande antenne sur la tête... Mais ce dont il était le plus fier c'était que les mamans pouvaient être dans leur cuisine tout en surveillant du coin de l’œil leurs enfants dans le parc qui s'était allongé juste en face de lui.

Et puis, au fil du temps, tout s'était dégradé: les paysages naturels qui l'entouraient avaient été bétonnés, il n'en restait presque plus rien. On avait laissé sa jeunesse s'éloigner sans lui donner les moyens de grandir avec noblesse. Faute qu'on s'occupe correctement de lui, la pluie avait fini par s'infiltrer un peu partout dans ses murs, ses peintures s'étaient écaillées, ses revêtements étaient peu à peu tombés à terre, son électricité était maintenant régulièrement coupée, ses ascenseurs tombaient trop souvent en panne, ses couloirs n'étaient plus nettoyés, on y entassait des objets cassés et sales: il n'était pas une décharge tout de même!

Les espaces verts autour de lui n'avaient plus été entretenus non plus, il n'y poussaient plus ni plantes ni fleurs, les belles pelouses d'hier étaient aujourd'hui pelées, la poussière avait tout recouvert d'une fine couche sans âme. Même ses habitants avaient changé: ils ne se parlaient plus, chacun vivait de son côté, ils n'allaient plus les uns chez les autres, personne ne sortait le soir pour prendre le frais autour d'un bon café. Ils étaient devenus tristes, solitaires. Le pire était que tous les gamins qu'il avait vu naître puis grandir tournaient à longueur de journée autour de lui sans rien faire d'autre que de tuer le temps à ne rien faire. Et puis, à ses pieds, il avait commencé à voir des choses qu'il n'aurait jamais pu imaginer, dont il ne voulait pas parler tellement elles l'effrayaient.

Alors, il s'était levé, sans regrets, il avait regardé une dernière fois autour de lui. Face au paysage de désolation qui l'entourait, il s'était éloigné d'un pas lourd, définitif. Il avait enjambé les façades et les toits de la belle et grande cité qu'il aimait tant puis, sans se retourner, il avait marché droit devant lui, le dos voûté par le poids des privations qui l'avaient fait ployer.

Yvette regardait par la fenêtre de sa salle à manger. Elle n'avait pas voulu le quitter, elle l'avait connu depuis toujours. En lui, elle s'était sentie chez elle depuis le premier instant où il l'avait accueillie. Du haut de lui, elle regarda les lumières fondre jusqu'à disparaître à l'horizon. Elle ne savait pas où il allait mais elle lui faisait confiance, elle l'avait toujours aimé. Elle savait que là où il s'assiérait de nouveau, ils pourraient être heureux.

(texte original inspiré par l'image peinte, PHI pour Archéobd/2DG, 28 avril 2024)


Photographies d'accompagnement tirées du remarquable article "Quand la cité fait société: une histoire urbaine et sociale des grands ensembles" par Arnaud, créateur du blog "Histoire itinérante." Vous pouvez consulter son article sur le lien suivant:
https://histoire-itinerante.fr/histoires-itinerantes/histoire-urbaine-sociale-grands-ensembles/

Publication

  • Le dernier modèle
  • Futuropolis
  • 05/2007
  • Supplément

15 commentaires
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A propos de Stéphane Levallois

Stéphane Levallois est un dessinateur et illustrateur de bande dessinée français oeuvrant également pour la publicité et le cinéma.