Dans la collection de MV9957
Tyler Jenkins, Hilary Jenkins, Matt Kindt, Grass Kings - T1 - Chap. 6 - pl 16 - Planche originale
602 

Grass Kings - T1 - Chap. 6 - pl 16

Planche originale
2018
Aquarelle
Encre et aquarelle
29 x 43 cm (11.42 x 16.93 in.)
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Grass Kings T1
Grass Kings T2
Grass Kings T3

Commentaire

L’Édition BD est un fleuve puissant charriant toutes sortes de choses, et nous passons notre temps à brasser ces flots abondants avec notre tamis pour y trouver parfois des pépites. Pour Grass Kings je n’ai cependant pas eu à chercher beaucoup vu le nombre de commentaires élogieux qui ont accompagné sa publication en France chez Futuropolis, commentaires issus du milieu de la BD bien sûr (BDGest, Planète BD, La Bande du 9, Ligne Claire) mais aussi et surtout d’autres médias (France Inter, France Info, Atlantico, Les Inrocks, etc.). Difficile de passer à côté donc.

Un très bref pitch d’abord : une communauté de hippies et de losers dans une sorte de ZAD type Notre-Dame-des-Landes transposée dans l’Amérique profonde, un polar rural, un tueur en série. Le tout sur 15 chapitres réunis en France en 3 tomes.

Mes planches appartiennent au Tome 1.

Grass Kings est plus qu’une bonne histoire. Elle aborde sous le couvert du polar des thèmes universels qui en font une véritable œuvre ample et ambitieuse. Elle touche en particulier à un des thèmes les plus brûlants de notre époque : quel modèle écologique (et politique) pour le développement futur de l’humanité ? Le débat ne fait que commencer et prend de l’ampleur. Voici par exemple la position toute récente de Luc Ferry : « …. Le caractère anticapitaliste et « décroissant » de ces idéologies mortifères, voire de ces gamineries pseudo-révolutionnaires qui nous invitent à abandonner les bienfaits incomparables des sociétés démocratiques au profit d’un modèle politique dont la calamiteuse ZAD de Nantes donne un avant-goût. … » (Chronique « L’effondrisme après le communisme » dans Le Figaro du 01 août 2019). Grass Kings apporte sa contribution à ce débat qui nous concerne tous.

C’est en tout cas une foutue bonne BD, qui m’a pris et ne m’a plus lâché.

Grass Kings brasse quantité de mythologies américaines fondatrices :
- La recherche de la terre promise, base de l’esprit pionnier, et ses corollaires :
- D’une part l’amour de la liberté qui produit la défiance vis à vis du pouvoir central oppresseur à qui on dénie toute légitimité, préférant se replier sur la communauté réduite de façon presque tribale,
- Et d’autre part la défense acharnée du droit à l’auto-défense, le fameux port d’armes institutionnalisé dans le 2 ème amendement de leur constitution.

Grass Kings propose en creux une réflexion sur ces thèmes ; ce sont les courants profonds qui coulent sous la surface plus convenue du polar. Grass Kings s’interroge donc sur la signification d’une communauté, sur son mode de fonctionnement, sur l’anarchisme profond sur lequel elle se fonde, sur le repli sur soi et le refus de l’évolution du monde extérieur.

La nature y est présentée visuellement d’une façon calme et idyllique, grâce en particulier aux aquarelles aux teintes douces. C’est une sorte de paradis perdu que cette communauté a retrouvé au bord de ce lac. Mais les auteurs contrastent ce tableau en retraçant d’emblée l’histoire sanglante du lieu, faite de tueries successives peintes en couleurs violentes. Le message est ainsi sans équivoque : le paradis sur terre n’est qu’une illusion. Grass Kings casse en effet les mythes et utopies qui sont à la base de ces mouvements : le bon sauvage, le retour à la nature, la communauté refondée et pure, etc.

Grass Kings s’inscrit ainsi dans la lignée de films tels que « Délivrance » de John Boorman ou plus récemment « Into the wild » de Sean Penn ; le retour à la nature n’est qu’une illusion dangereuse parce que porteuse de faux espoirs et de mort. Grass Kings est donc le récit de ces rêveurs et loosers qui croyaient retrouver la pureté originelle dans cette Notre-Dame-des-Landes du far-west. Comme chacun sait, l’enfer n’est jamais loin du paradis ; non seulement les habitants de cette ZAD sont loin d’être des enfants de cœur, mais de plus le diable était caché parmi eux, incarné en la figure d’un tueur en série. Tout n’était donc que mensonge.

Grass Kings est aussi et surtout un polar qui joue avec les codes du genre : le whodunit, les fausses pistes, et bien sûr la figure du sheriff, figure hollywoodienne par excellence, sorte de dieu Janus à deux faces, les deux faces de l’ordre et la loi, incarnées dans Grass Kings par deux sheriffs : dans un camp c’est une brute immonde, et dans l’autre camp c’est le seul être à peu près raisonnable. Il suffit de se rappeler dans le premier « Rambo » le sheriff qui verse le « first blood », et son exact opposé, Marlon Brando dans « La Poursuite impitoyable » d’Arthur Penn. Ces deux figures sont bien présentes dans Grass Kings. L’allusion à Rambo ne s’arrête d’ailleurs pas là puisque la communauté rebelle des Grass Kings est installée au bord d’un lac paradisiaque, comme celle de ceux qui, meurtris par le Viet-Nam et rejetés par la société, se sont réfugiés au bord d’un lac dans la scène d’ouverture de Rambo.

Au niveau de la forme :
- La longueur des 15 chapitres offre aux auteurs le luxe d’approfondir les psychologies et de déployer la trame de l’histoire dans toute sa complexité. Les auteurs jouent également sur les rythmes. Le premier tome plante le décor et prend son temps ; il y a même une forme d’humour dans les dialogues, le livre s’ouvrant d’ailleurs par le panneau planté à l’entrée de la communauté : « En raison de l’augmentation du prix des munitions, il n’y aura pas de tir de sommation ». Le rythme s’accélère brutalement par la suite.
- Le dessin fonctionne comme chez d’autres auteurs que j’aime énormément : Baru ou Vincent Bailly. Le crayonné esquisse les formes et les personnalités, sans s’attarder sur les détails, parce que le réalisme et la vérité ne sont pas dans la perfection de la forme. Il évite ainsi que l’attention du lecteur ne se disperse et perde de vue le principal.
- L’aquarelle par contraste adoucit la brutalité de l’histoire, sert de contrepoint humain.

Et la fin…. allez, j’ai assez spoilé comme ça, je me contenterai de citer une chanson de Claude Nougaro : Prométhée

Et voilà des lustres voilà belle lurette
Que les hommes embrasés consument la planète
Ils ont brûlé les livres, les forêts, les sorcières
Mis l’huile sur le feu, le feu à la tanière
Feux de paille, feux de joie, de Saint Jean, d’artifice
A coups de lance flammes Rome et Persépolis

Prométhée moi d’en faire bon usage
Prométhée, Prométhée le moi

Et c’est depuis ces lustres depuis cette lurette
Que chaque soir au dîner un grand aigle rouspète :
« Du foie, toujours du foie j’en ai jusqu’au gésier ! »
….

Publication

  • Tome 1
  • Futuropolis
  • 01/2019
  • Page intérieure

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