1997 - Hiram Lowatt & Placido : La Révolte d'Hop-Frog - Tu as une méthode un peu primitive mais efficace, Placido ! -

Planche réalisée en 1997
Planche originale 35, extraite de « La Révolte d'Hop-Frog » de la série Hiram Lowatt & Placido

Signée par Christophe Blain

Entrée en matière :

« Texas, printemps 1880. Cette nuit-là, les traverses de la voie de chemin de fer allant de Galiado à Calhoun se sont soulevées. », c'est par ce cartouche en première case de la première page que s'ouvre ce drôle de récit intitulé La Révolte d'Hop-Frog.

Vingt miles de traverses volatilisées ! « C'est la bande du Vérolé », conclut expressément un local informé de la nouvelle par le télégraphiste. Le marshall est prévenu et un posse (détachement) est rassemblé pour donner la chasse aux « emplumés ». Les Rangers de Christopher Creek sont également appelés en renfort. A leur tête, un capitaine abruti et adipeux du nom de Trockmorton.

Deux étranges bonhommes viennent de débarquer dans ce patelin isolé. Leurs noms : Hiram Lowatt, journaliste au « Secret of Nature » de Providence, et Placido, son taciturne guide indien. Les deux hommes se sont fait une spécialité d'enquêter sur la trace de faits extraordinaires. Ils se rendent tout de go chez le marshall et se présentent comme volontaires pour le posse. Le replet et rudimentaire homme de loi accepte la requête et les trois gonzes se mettent en route. Ils découvrent bientôt des voies ferrées sans traverses.

S'ouvre alors cet extravagant échange entre un marshall déconcerté et un Hiram Lowatt flegmatique.

« Votre guide a vu des traces de la bande du Vérolé ?
— Aucune. De toute façon les indiens n'auraient pas emmenés des traverses.
— Avec eux on ne sait jamais !
— Que feraient-ils des traverses ?
— Je ne sais pas moi... des poteaux de torture !
— C'est vrai qu'ils n'ont que ça à faire.
— S'il n'y a pas de traces d'indiens, alors qu'est-ce qui s'est passé ?
— Placido dit qu'elles sont parties toutes seules. »

A deux miles de là : la ferme des allemands. Ou plutôt ce qu'il en reste. Les occupants, eux, ont été écrasés... par des meubles. « Le Vérolé écrase ses victimes avec des meubles ? J'ai fait un posse avec des fous », conclut le marshall.

Et pourtant, au fil des pages, c'est bien la version défendue par Lowatt et Placido qui s'impose aux yeux de tous. Les objets - à l'exception notables des fusils modernes (mécaniques trop complexes et trop capricieuses dans lesquelles aucune vie ne s'est glissée) - ne se contentent pas de se faire la malle : c'est la révolte qui gronde ! A leur tête, une charismatique casserole. Son nom : Hop-Frog !

Partis la débusquer, le journaliste et son guide tombe dans une embuscade et se retrouvent encerclés par une horde de fourches, de pioches et de pelles. Les deux hommes sont conduit dare-dare devant l'objet en chef. Lowatt interroge l'impétueuse casserole sur la raison de ce soulèvement. Celle-ci est simple : les hommes et les objets devaient vivre en harmonie et au lieu de cela les hommes ont gardés la vie pour eux seuls ! Finis de jouer les utilités, Hop-Frog et sa clique d'ustensiles veulent reprendre ce qu'on leur a volé : l'esprit. Rien de moins !

Lowatt et Placido, désormais prisonniers, sont étroitement surveillés. Leurs geôliers ne semblent pas franchement commodes. Parmi eux : des armoires, un coffre-fort, du mobilier de cuisine, quelques armes, un tonneau de poudre et un poêle.
Tandis que le journaliste, astucieusement, échafaude un plan pour semer la zizanie parmi ses cerbères en les montant les uns contre les autres (planche 34, la précédente), Placido, moins finassier, usera d'une méthode plus expéditive...


La planche :

Avec cette planche - et à plus forte raison dans l'album d'une manière générale -, Christophe Blain lorgne vers les peintures rupestres (ici case 6) et vers le symbolisme primitif. Il n’hésite pas non plus à louvoyer dans des brouillards à la Turner (case 5), le trait conférant alors profondeur et étrangeté à cette plongée fantastico-réaliste rythmée et surprenante. Dans La Révolte d'Hop-Frog, son trait est parfois esquissé ou schématique, quelquefois un peu plus réaliste, souvent rehaussé d’ocre et de pastel. Les couleurs vives et franches, le format raisin ainsi que l'analogie manifeste de la case 6 avec la couverture de l'album ont achevé de me dérouter une fois rendu à la galerie. Je prétendais pourtant mordicus ne pas y craquer quelques minutes plus tôt.

Cette planche, à mes yeux, c'est un peu une synthèse de l'auteur : avec cette science de l'ellipse subordonnée à cette science du rythme corrélée à cette science du mouvement. Le hasard ou la contingence n'ont pas leurs places chez Blain qui travaille comme un scientifique. Mais un scientifique qui en plus (le veinard) aurait de l'instinct.
Plus prosaïquement, ce qu'il y a de saisissant chez lui, c'est cette faculté peu commune à aller à l'essentiel en deux coups de cuillère à pot (tant qu'à faire, autant rester de le champ lexical de l'album).

Une citation laconique d'André Juillard au sujet de Christophe Blain résume en moins de quinze mots ce que j'aurais souhaité être capable de résumer en moins de quinze lignes : « un talent hors norme dans un monde où l'on apprécie justement exagérément la norme ».