Théodore Poussin t.6 : Un Passager porté disparu

30 novembre 2015,  par  Philippe Tomblaine

Analyse de la planche 17 

 

Antihéros épris d’aventures, Théodore Poussin fut créé par Frank Le Gall au sein du magazine Spirou (précisément le n° 2428, daté du 25 octobre 1984), en s’inspirant directement de l’histoire de son grand-père et du patrimoine maritime breton. Souvent rapprochée de Tintin auquel la série rend de fréquents hommages, Théodore Poussin est - comme son nom le suggère - un héros en apparence frêle, rêveur et naïf, mais dont le caractère va se forger au gré des aventures et des rencontres, dont celle de l’énigmatique et inquiétant Monsieur Novembre.

Eminemment littéraire et psychologique, emplie de poésie comme de cruauté, d’histoires ou de souvenirs, la série (aujourd’hui en stand-by après un 12ème titre paru en 2005 et alors qu’un ultime album, Cocos Nucifera Island, annoncé depuis 2013, est toujours en cours de réalisation) est certainement l’un des chefs-d’oeuvre publié par l’éditeur Dupuis. 

 

Couverture de l'album "Un passager porté disparu"

 

♦ Dès le 1er tome (Capitaine Steene, 1987), les lecteurs purent découvrir que Théodore était taillé pour les voyages au long cours : en 1928, l’employé sédentaire de la Compagnie des Chargeurs Maritimes à Dunkerque embarquait enfin en direction de l’Indochine à bord du Cap Padaran, espérant y retrouver son oncle disparu, le fameux Capitaine Charles Steene. S’ensuivront des séjours mouvementés à Singapour, aux Indes et à Bornéo. En 1989, le 3ème titre de la série (Marie Vérité) est récompensé au Festival d’Angoulême par l’Alfred du Meilleur album. Dans les Célèbes (Indonésie), Théodore rencontre ensuite des pirates, des indigènes et des militaires peu scrupuleux. Condamné pour acte de piraterie et meurtre à Macassar, il est finalement innocenté et libéré, cherchant dès lors à rentrer chez lui, à Dunkerque. Dans le tome 6, qui boucle le grand cycle des aventures orientales, le héros disparaît subitement lors d’une escale de son paquebot à Colombo, sur l’île de Ceylan : réapparu par surprise, Novembre lui a semble-t-il alors fait des révélations bouleversantes concernant l’oncle Steene....

 

 

 
Couverture pour les Lettres d’Orient 

 

♦ Lancé à la recherche de vérités qui s’échappent au loin sur le grand horizon, Théodore donne toujours l’impression de naviguer en eaux troubles, entre mensonges et dévoilements, lumières et noirceurs. Très nostalgique, Un Passager porté disparu (Alph-Art du public à Angoulême en 1993) évoque le lent retour, à la fois au « chez soi » et aux origines, dans un passé qui n’en finit plus d’être rappelé (par un objet, une situation, une lettre retrouvée) et, cependant, d’être paradoxalement de plus en plus insaisissable, entre secrets de famille et faillite mémorielle. Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait un hasard si l’édition originale du tome 6 était accompagnée en avril 1992 par un carnet de croquis de 32 pages intitulé Lettres d’orient : le lecteur pouvait y découvrir une série de treize lettres, écrites par Poussin  à sa famille entre avril 1928 et septembre 1930, permettant de découvrir quelques zones d’ombre, outre l’évocation du charme et de l’exotisme des contrées lointaines.

 

 

 

 

 

Planche 1 de l'album "Un passagé porté disparu"

 

♦ Dès le début du tome 6, le récitatif tisse des liens entre jeux enfantins, grand récit d’aventure maritime (est ainsi évoqué le roman L’Ile au trésor de Stevenson) et recherche d’un paradis perdu. Alors que Théodore a aussi mystérieusement été porté disparu qu’annoncé de retour (entre les planches 12 et 16), la planche 17 prend une aura bien particulière. Multipliant les récitatifs en voix intérieure, Le Gall nous immerge dans les songes de son héros qui retourne donc - pour la première fois depuis janvier 1928 - à Dunkerque, sa ville de naissance en 1902. Au climat ensoleillé et au décor exotique des mers orientales vont succéder assez brusquement la pluie, la nuit et la neige sur les côtes bretonnes. Tout aussi subitement replacé au contact de ses proches (sa mère et sa sœur, Camille) et de ses amis (Clacquin et Denni), Théodore va néanmoins tenter d’achever là sa quête mémorielle et son propre roman d’apprentissage. Comme il va le comprendre, après un aussi long périple, les réponses réelles concernant le mystère de ses origines ne sont probablement plus très loin, tels ses souvenirs laissés jadis dans chaque recoin de la maison, dans les âmes grises comme dans les tiroirs ou dans les placards.

 

 

 

 

 

Planche originale 17 de l'album "Un passager porté disparu" par Frank Le Gall (encre)

 

 

♦ Planche 17 : disparu à Colombo et visuellement absent depuis 5 planches, Théodore Poussin réapparait partiellement à la case 1, saisi en ombre chinoise et de dos lors de son retour à Dunkerque.

La nuit floconneuse immerge dès lors le lecteur dans un contexte européen teinté de couleurs froides n’ayant plus rien à voir avec la chaleur des environnements précédents. Comme l’explique le récitatif, Théodore songe encore à ce moment précis au temps du départ et des adieux, effectués environ deux ans plus tôt en janvier 1928. Notre héros franchit alors le « musoir » des jetées, c'est-à-dire l’extrémité du port, chenal hérissé de phares  (tel le phare du Risban) et de sémaphores.

En case 2, toujours cadré de dos, Théodore observe la masse sombre de l’hôtel de ville, symbole fort du retour au cœur d’une ville dans laquelle il semble avoir tout laissé, et en particulier « la meilleure partie de soi » (case 3).

 

Dès lors, c’est en suivant non seulement le savant agencement des plans imaginés par Frank Le Gall mais aussi les profondes réflexions intérieures de Théodore que va s’effectuer l’ultime retour à la maison familiale : pas encore débarqué, mais déjà accueilli par sa mère et sa sœur (« deux silhouettes frileuses » sur un quai enneigé) à la case 4, le héros se retrouve propulsé jusque dans sa propre chambre, dont il referme les volets à la dernière case 7.

 
Mise en couleur de la planche 17 par Dominique thomas

En vue horizontale, le plan invite une dernière fois au silence, au sommeil et à la méditation, à la lumière (lampadaire) des dernières paroles en voix off de Théodore : les visions se sont effectivement bousculées  - comme il l’affirme - sans qu’il ait eu le temps d’en tirer tout le suc. De même, pour les lecteurs, les cases se seront enchaînées à un rythme qui ne leur aura peut-être pas laissé le temps de d’observation ou de réflexion nécessaire.

 

Récit d’aventure, récit d’apprentissage, récit historique, chaque album de la série est aussi une enquête policière où abondent les secrets, les mensonges, les corps disparus, les policiers, les moyens de transports et les lieux potentiellement criminels, selon un contexte (les années 1930) et des ingrédients magnifiés par les récits d’Agatha Christie.

Outre la statue du corsaire Jean Bart (1650 - 1702)  à la case 6, on notera donc de manière essentielle le grand silence environnant le temps des retrouvailles de la case 5, centre de gravité dans la composition de cette planche. Descendu du paquebot Cap St Jacques, Théodore embrasse sa mère dans un plan général où s’impose de nouveau comme toile de fond la masse sombre des bâtiments et du beffroi de l’hôtel de ville. Le contraste graphique offert en permanence entre la neige et la nuit indique cependant que rien n’est ici ni tout blanc ni tout noir : il faudra encore à Théodore beaucoup de volonté et de persévérance pour retrouver les secrets enfouis, comprendre les vérités au travers de mensonges et des silences, et retrouver au final la trace de ses propres origines. Car Théodore Poussin, en bon héros récurrent de série, ne peut décemment pas se contenter d’être, de case en bulle, ce Passager porté disparu...

 

 

 Images ©Editions Dupuis, F. Le Gall, 1992 

 

 

Annexe : Dunkerque dans les années 20 et 30

Le quai des Hollandais
La place Jean Bart
Port et hôtel de ville
Le phare du Risban

 

Philippe Tomblaine

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6 commentaires
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jfmal Et non Icecool, ce n'est malheureusement pas celle là.
5 déc. 2015 à 22:32
Icecool S'agit-il de celle-ci ? Voir : http://www.tajan.auction.fr/_fr/lot/le-gall-theodore-poussin-original-couleur-illustration-couleur-hellip-1086600#.VmNRYtLhC9I
5 déc. 2015 à 22:06
jfmal Oui Théodore Poussin est une série cruciale et cette planche en est un superbe échantillon. Quand J'admire cette page, ça me ramène immanquablement à une sublime aquarelle que je n'ai vu qu'une fois, lors de la première exposition que Daniel Maghen consacra à Frank Le Gall. Cette superbe aquarelle de grand format mettait en scène , Poussin sur un quai enneigé de Dunkerque au point du jour, superbe! j'en ai un souvenir ému. Et je déplore le fait que cette superbe pièce ne soit toujours pas publiée, près de 20 ans plus tard, tout comme des dizaines d'autres dessins de cette époque. Il faudra quand même que Dupuis, Le Gall et Maghen parviennent un jour à un accord... A bon entendeurs!
5 déc. 2015 à 21:03
Icecool Une planche que je n'espère pourtant pas "portée disparue" : ! Merci pour les critiques positives.
30 nov. 2015 à 22:16
OmbreJaune Très chouette chronique sur cette série incontournable et belles vues en N&B du port de Dunkerque que je vois tous les jours de ma fenêtre. Il ne me reste plus qu'à dépouiller PotdeNutella de sa planche .. :o)
30 nov. 2015 à 20:57
PotdeNutella Merci pour cette analyse Philippe, je redécouvre ma planche avec des éléments auxquels je n'avais pas fait attention jusqu'ici.
30 nov. 2015 à 08:45