Frank Frazetta : l'influence d'un maître de l'illustration

2 février 2018,  par  William Blanc

 

Frank Frazetta (1928-2010) est certainement l'un des illustrateurs de fantasy les plus connus et les plus influents. Comme de nombreux membres d'un métier longtemps mal considéré, il a commencé sa carrière au gré des commandes, dessinant parfois pour des éditeurs de comics. Entre 1950 et 1951, il met ainsi en images quelques épisodes du super-héros arthurien le Shining Knight pour le compte de DC Comics. Ce n'est que quinze ans plus tard qu'il se fait connaître du grand public en peignant les couvertures des recueils de nouvelles consacrés à Conan le barbare réédités par Lancer Books. Le succès est immédiat. Alors que ces ouvrages ne se vendaient auparavant qu'à quelques milliers d'exemplaires, ils s'écoulent vite à plusieurs millions de copies, grâce notamment à des illustrations de couverture comme "Le barbare" (1966) ou bien "Enchaîné" (1967).

Fort de ce succès, Frazetta gagne peu à peu la reconnaissance de ses pairs, parachevée lorsque son "Pourvoyeur de Mort" – le "Death Dealer" – est publié par le prestigieux magazine American Artist en 1976. L'impact de ses compositions est tel qu'elles sont reprises, citées, copiées par des pléthores d'artistes officiants pour de nombreux médias, à tel point qu'il est n'est sans doute pas exagéré de dire que notre univers graphique ne serait pas ce qu'il est sans Frazetta.

 

 

Frazetta Frank, Le Barbare, 1966.


    

Pour s'en rendre compte, il faut commencer par regarder "Le barbare" de plus près. Cette image de Conan, le corps couturé de cicatrices, debout, une épée plantée sur un monceau de cadavres, une femme dénudée à ses genoux, fixe définitivement l'image du héros inventé par Robert E. Howard en 1932. Le film qui lui est consacré en 1982 par John Milius, de l'aveu même du réalisateur, doit beaucoup à cette peinture au point de lui servir d'affiche promotionnelle.

 

 

Affiche de promotion du film Conan le Barbare (1982)

   

Les affiches finales du film, peintes par l'illustrateur italien Renato Casaro, sont des variations de la composition de Frazetta, que ce soit dans sa version internationale ou dans celle utilisée en Allemagne. On note néanmoins quelques différences : le corps de Conan est moins marqué, pour mieux correspondre au physique d'Arnold Schwarzenegger, star du long-métrage. Pareillement, le personnage féminin, s'il reste représenté en position d'infériorité, se change en guerrière, tant pour s'adapter au scénario du film (dans lequel l'actrice Sandahl Bergman joue le rôle de la combattante Valeria) qu'à l'évolution des mœurs tendant à valoriser le rôle actif des femmes dans les récits.

 

Casaro Renato, Affiche du film "Conan le barbare", version internationale, 1982.
Casaro Renato, Affiche du film "Conan le barbare", version allemande, 1982.

   

Étonnamment, Conan le barbare n'est pas le premier long-métrage à s'être servi du "barbare" comme source d'inspiration. L'affiche "A" de La Guerre des étoiles (1977) réalisée par Tom Jung avant même la sortie du film, reprend nettement la couverture de Frazetta à tel point qu'il transforme le héros adolescent Luke Skywalker en guerrier hyper-musclé dont la chemise ouverte dévoile un torse puissant. Pareillement, dans ses premières esquisses, il représente la princesse Leia au pied du héros, vêtu d'un bikini, exactement comme sur le "barbare". Pour donner une image plus "familiale" et moins sexualisée, l'héroïne sera finalement habillée d'une robe sur la version finale, comme l'explique cet article sur le site officiel de la franchise.

 

Jung Tom, Affiche A pour "La Guerre des étoiles", esquisse 1, 1977.


 

Jung Tom, Affiche A pour "La Guerre des étoiles", 1977.

   

L’imagerie de Frazetta influence aussi fortement les groupes de rock, particulièrement ceux proches du mouvement métal. Nombres d’entre eux aiment l’iconographie médiévale et virile de ses peintures qui illustre bien la puissance d'une musique qui, par ailleurs, fait souvent référence aux mythologies anciennes (scandinaves notamment). Certaines compositions de Frazetta, comme nous le verrons plus tard, ont d’ailleurs servi de couverture à des albums. D’autres groupes préfèrent embaucher des artistes pour dessiner des variations du "Barbare" tel Ken Landgraf qui illustre la couverture de l’album Hail ton England (1984) du groupe de métal américain Manowar. Même si le personnage est représenté en contre-plongée et de trois quarts, on retrouve à ses pieds, comme dans l'image originale de 1966, des adversaires morts et un personnage féminin presque dénudé.

 

Landgraf Ken, Couverture de l'album "Hail to England", 1984

   

Frazetta exerce une telle influence sur Manowar qu’à partir de 1987, le groupe charge son neveu, Ken Kelly, d’illustrer la plupart des couvertures de leurs albums. À la même époque, le monde lui ludique est, lui aussi, marqué par le travail de l'illustrateur. Outre le jeu vidéo Barbarian: the ultimate warrior (1987) qui reprend, en photo, la peinture commandée en 1966 par Lancer Books, il faut noter, entre autres, des couvertures comme celle réalisée par Hubert de Lartigue pour le jeu de rôle de fantasy Runequest édité en France en 1987 par Oriflam.

 

De Lartigue Hubert, Couverture du jeu de rôle "Runequest", 1987.

   

Si "le barbare" est l'image qui vient le plus évidemment à l'esprit lorsque l'on pense à l'influence graphique qu'a exercée Frazetta, c'est sans doute "Enchaîné", servant de couverture au recueil Conan the usurper, qui a été la plus copiée et imitée.

 

Frazetta Frank, Couverture pour "Conan the usurper", 1967.

    

Dans la biographie qu'ils consacrent à Frazetta, Cathy et Arnie Fenner émettent l'hypothèse que le serpent que l'on voit sur l'image sortant de l'entrejambe du héros comme un gigantesque pénis aurait été une manière, pour l'artiste, de se moquer de l'hypervirilisme de certains fans de Conan. L'idée est intéressante. Mais ce qui est sans doute plus frappant dans cette composition reste le pari que fait Frazetta de représenter le personnage principal de dos face au monstre qui le menace, gueule grande ouverte. Ce choix permet au spectateur de s'identifier totalement au guerrier, de regarder la scène de son point de vue et de considérer la bête qui se dresse face à lui comme son propre adversaire.

 

Frazetta Frank, The Brain, 1967.

 

Frazetta Frank, The Mammoth, 1974.

   

Cette idée, que l'on retrouve dans d'autres compositions de Fazetta comme "The Brain" (1967, utilisé en couverture de l'album Expect No Mercy du groupe Nazareth sorti dix ans plus tard) ou "the Mammoth" (1974) inspire rapidement les illustrateurs de jeux de rôle ou vidéo de fantasy, nouveaux médias apparaissant au milieu des années 1970 et qui proposent justement à leurs utilisateurs de ce glisser dans la peau d'un héros qui progresse en puissance en affrontant (et en tuant) des monstres. Nombre d'images couvrant les boîtes des premiers jeux offrent ainsi des variations d'"Enchaîné".

 

Sutherland III David C., Couverture du jeu de rôle "Dungeons & Dragons Basic", 1977

   

C'est flagrant sur nombre d'illustrations de Donjons et Dragons, premier jeu de rôle complet se déroulant dans un univers de fantasy. Sur la couverture du livre Dungeons & Dragons Basic édité en 1977, David C. Sutherland III met en scène deux personnages (afin de montrer la pluralité des rôles que le jeu propose d'incarner) de dos et de trois quarts. Ceux-ci, à la différence de ce que l'on peut voir sur la couverture proposée par Frazetta, ne sont pas enchaînés, mais en pleine action. Il était sans doute impensable à un jeu proposant à ses participants de vivre des combats épiques imaginaires de représenter des héros enserrés dans des liens. Le serpent a quant à lui été remplacé par un dragon, monstre évoquant l'univers de J.R.R Tolkien (notamment le dragon Smaug du Hobbit) qui sert de base au monde de Donjons et Dragons.

 

Elmore Larry, Couverture du jeu de rôle "Dungeons & Dragons Basic Rules", 1983.
Elmore Larry, Couverture du jeu de rôle "Dungeons & Dragons Expert Rules", 1983.

   

En 1983, lors d'une réédition du jeu, l'éditeur TSR charge l'illustrateur Larry Elmore de réaliser les images de couverture. Les deux premières, celle du Basic Rules (appelé aussi "la boite rouge") et de l'Expert Rules, vendu à des millions d'exemplaires, reprennent nettement la composition de Frazetta, notamment le personnage du barbare musculeux, en y ajoutant des éléments personnalisés, comme le cheval sur l'image de l'Expert Rules. L'accent est mis sur l'action des héros face au monstre qui les menace. Sur les deux images, le personnage charge un dragon la gueule grande ouverte. À nouveau, il s'agit de résumer le propos du jeu qui permet de vivre des aventures épiques dans un univers imaginaire.

La peinture de Frazetta a également inspiré le monde des jeux vidéo. L'un des premiers jeux de fantasy pour ordinateur, Akalabeth: World of Doom (1979), grandement influencé par le succès de Donjons et Dragons, reprend sur sa couverture, réalisée par Denis Loubet, l'idée d'un héros représenté de dos affrontant un monstre dessiné de face au second plan.
 

Loubet Denis, Couverture du jeu vidéo "Akalabeth: World of Doom", 1979.

   

Akalabeth: World of Doom exerce une grande influence sur l'industrie des jeux vidéos en lançant le sub-genre des jeux de rôle de fanatsy sur ordinateur. Son créateur, Richard Garriott, lance sa propre série de jeux appelée Ultima, dont nombre de couvertures sont de nettes variations d' "Enchaîné". Deux d'entres elles sont réalisées par Denis Loubet, artiste devenu, au cours des années 1980, l'un des plus connus des jeux vidéos : celle illustrant Ultima I (1986) où le héros barbare est cette fois de profil, et celle d'Ultima V: Warriors of destiny (1988). On retrouve aussi l'influence de Frazetta sur la couverture de la version NES d'Ultima IV: Quest of the Avatar (1990) réalisée par Lee MacLeod. Même chose sur la boîte Dragon Warrior (1989), premier jeu d'une autre grande franchise vidéo-ludique de fantasy.

 

Loubet Denis, Couverture du jeu vidéo "Ultima I", 1986.
Loubet Denis, Couverture du jeu vidéo "Ultima V: Warriors of destiny", 1988.
MacLeod Lee, Couverture du jeu vidéo "Ultima IV: Quest of the Avatar", 1990 (version NES).


 

Couverture du jeu vidéo "Dragon Warrior", 1988.

   

De son côté, "Le Pourvoyeur de mort" a sans doute été moins imitée que "Le barbare" ou "Enchaîné".

 

Frazetta Frank, Le Pourvoyeur de mort (The Death Dealer), 1973

   

Mais il est par contre repris telle quelle par sur de nombreux supports. Il sert ainsi de couverture premier album du groupe de rock Molly Hatchet en 1978. Le succès est tel que le groupe utilise pour ses deux albums suivants des illustrations de Frazetta avant de rompre avec l'artiste pour des questions de droits. Dans des albums tardifs (notamment The Deed Is Done – 1984), ils tenteront d'imiter "Le Pourvoyeur" avec beaucoup moins de réussite.

 

Frazetta Frank, Couverture de l'album "Molly Hatchet", 1978

   

Mais c'est dans les forces armées que "Pourvoyeur de mort" est le plus communément utilisé. L'image du guerrier médiéval viril, couplé avec un aspect inquiétant convient parfaitement aux militaires habitués de longue date à utiliser une iconographie morbide autant pour terrifier leurs adversaires que pour conjurer les risques mortels de leur métier. Porter la mort sur soit, c'est aussi se familiariser avec, comme nous l'avions évoqué dans un précédent article du carnet parlant de l'utilisation par certains soldats (américains notamment) de la tête de mort stylisée servant de symbole à l'anti-héros de comics le Punisher. Le Death Dealer apparaît lui sur l'insigne de l'escadron héliporté VMM-164 des Marines américains surnommé les "Knightriders". Pareillement, la peinture de Frazetta a été adaptée en sculpture à l'échelle 1:1 pour IIIe Corps de l'armée américaine. Elle trône, depuis 2009 dans son QG de Fort Hood au Texas.

 

Insigne de l'escadron VMM-164 "Knightriders", US Marine Corp.


 

Dévoilement de la statue du "Pouvoyeur de mort" en 2009 à Fort Hood (Texas). Photo de Michael Heckman

   

Des pochettes d'albums de rock aux insignes militaires en passant par les couvertures de jeux vidéos, rarement un illustrateur de fantasy n'a exercé une telle influence. À n'en pas douter, le présent article n'a sans doute fait qu'effleurer les diverses images imitant ou citant le travail de Frazetta. Aussi, n'hésitez pas à nous faire part d'iconographies qui, selon vous, auraient été influencées par ce grand maître.

 

 

 

William Blanc

Articles associés

8 commentaires
Pour laisser un commentaire sur cet article, veuillez vous connecter
William Bonjour, Merci pour ce commentaire Becoolman... oui, en effet, il aurait fallu aborder l'extraordinaire carrière de Frazetta comme affichiste... peut-être dans un prochain article .-) Bon week-end WB
10 févr. 2018 à 14:52
becoolman Un article comme une piqûre de rappel sur ce géant de la bd et de o illustration d heroic fantasy ! N oublions pas les affiches pour les comédies de Frazetta genre (After the Fox ...)et la magnifique affiche de The Gauntlet !
10 févr. 2018 à 13:34
William Ok, on se tutoie alors ;-)... oui, Frazetta est bel et bien partout. En faisant cet article, j'ai même découvert des oeuvres de lui que je ne connaissais pas... il y a de quoi faire un second article, mais pas de suite ;-) Bonne soirée !
7 févr. 2018 à 23:43
fazo Et oui on se tutoies maintenant tout de même, Le dernier de Guy Ritchie de 2017 ! mon William ! assez loufoque dans sa réinvention du folklore Arthurien mais ne manquant pas de charme. Le Death Dealer est encré dans l’inconscient de chacun et surtout des Artistes de tous bords ! Je pourrai chercher encore, mais à vue de nez, dans les 15 dernières années et j'ai du apercevoir des dizaines de références artistiques "Frazettienes" dans le petit et grand écran !
7 févr. 2018 à 22:47
William Bonjour, Merci pour ce commentaire Fazo (ça fait toujours plaisir ;-) ). C'est très bien vu à mon avis concernant Arès. Par contre, tu parles (on se tutoies si cela ne t'ennuies pas) de quel film sur le roi Arthur ? Celui de 2004 ou de 2017 ? Bonne journée William
7 févr. 2018 à 09:36
fazo HUuummm qu'il est bon de se faire servir comme un roi... Fin, très fin, cela se mange sans fin ! William, mais j'en reste sur ma faim ! et c'est un compliment ; ) . J'apporterai un modeste caillou à cet édifice, un aspect plus contemporain de son influence se retrouve dans bon nombre de super "Bad guy "du septième art, films, dessins animés ... et qu'elle fut consciente ou inconsciente d'ailleurs, dans les plus récemment remarqué, le dieu Ares du dernier Wonder Woman, ou encore plus frappant le "Bad guy" du King Arthur, surtout lors de sa première apparition tambours battant sur son destrier de la mort qui tue... Mais comme si bien dit, la liste est inquantifiable telle l'influence du maitre dépassât l'univers seul du "Fantasy".
7 févr. 2018 à 01:14
William Bonjour, Merci pour ce commentaire Zibbhebu. Oui, il y a quelques images de McBride qui rappellent fortement des poses "à la Frazetta"... notamment l'image où l'on voit Gandalf (de dos je crois) tenter d'arrêter l'un des Nazgûls à la porte de Minas Tirith... Bonne journée WB
5 févr. 2018 à 10:42
Zibbhebu C'est plus une impression forte qu'une certitude, mais j'ai le sentiment que le travail d'Angus Mc Bride sur l'univers de Tolkien ne serait pas ce qu'il est sans Frazetta
4 févr. 2018 à 23:54