Le Si... si... si... : Archeobd

May 12, 2024,  by  2DGalleries

 

Ce mois-ci c'est Archeobd qui répond aux questions du Si... si... si... !

 

Avant de répondre aux questions de 2DG, je souhaiterais me présenter rapidement. Je m'appelle Pascal, si je compte l'époque de ma tendre enfance où j'empilais des livres illustrés à côté de mon lit, je peux considérer que je collectionne des bandes dessinées depuis maintenant presque 60 ans. J'aime remonter le temps, aller aux origines de la bande dessinée, explorer les courants graphiques à travers lesquels elle a émergé.

 

Ainsi, comme dans la première pleine page éditée de Hermann présentée dans mes galeries, je suis souvent ému de retrouver  les éléments précurseurs de l'art d'un artiste dans ses premières réalisations : cela me renvoie toujours vers ma propre jeunesse, voire mon enfance. J'aimerais citer René Goscinny rendant hommage à  Alain Saint-Ogan : "s'il n'avait pas été là, je crois bien que je ne me souviendrais plus du parfum des fleurs dans le jardin de grand-mère."  Tout est dit.

 

J'aime aussi de plus en plus, surtout à travers les planches originales, découvrir de jeunes auteurs qui n'ont pas encore franchi un haut palier de notoriété. C'est ainsi que vous pourrez découvrir dans mes galeries l'interprétation graphique forte et brutale du dessinateur barcelonais Gamabenzeno sur des poèmes des Fleurs du mal de Charles Baudelaire ; Chris Clarck de Phildelphie aux Etats-Unis, créateur de grotesques surréalistes à multicouches...

 

 

 


Extrait d'une interprêtation d'un poème de Baudelaire par Gamabenzeno

 

 

 

 

1. Si je devais citer un élément déclencheur qui m'a poussé à acquérir mon premier original et donné envie de collectionner ?

 

Avant de répondre à cette question, il me faut aborder mon parcours personnel car rien ne serait réellement compréhensible sans cela. J'espère ne pas être trop long ni ennuyeux, mais je suis certain que bon nombre d'entre vous se reconnaîtront dans mon histoire personnelle.


Dans la maison de mes grands parents, dans un bourg de Normandie, il y a un grenier où je vais rêver dès que les adultes ont le dos tourné. C'est bien souvent que ma grand-mère vient me chercher en râlant : « mais, on te cherche partout, qu'est-ce que tu peux bien encore fabriquer dans la poussière au milieu de toutes ces vieilleries? ».

 

Et bien, au milieu des vieilleries qui n'intéressent que moi, les millions de grain de poussière soulevés par mes pas et mes mouvements sont comme des particules magiques de brume : une brume de temps, un temps qui s'arrête pour laisser place à un monde imaginaire. 

 

Abordé du haut de mes 4 ans, j'y côtoie deux violons, un rameur, des vêtements de soldats, une baïonnette, des paniers pleins d'objets incompréhensibles et, dans une caisse en bois, une pile de livres avec des images : un garçon et sa famille ridicule à qui il arrive pas mal de bêtises,  deux gamins pourchassés par une bande d'animaux méchants et idiots. Il y a aussi des livres d'histoires d'une fille de ferme mais elles ne m'intéressent pas. Vous aurez reconnus Gringalou, Sylvain & Sylvette et Bécassine : à l'époque je ne connais pas leur nom mais je plonge dans leurs aventures comme on prend aujourd'hui le train pour voyager, pour aller vers d'autres horizons. Tout commence comme cela.

 

 

 

 

 

Les aventures de Gringalou, Joseph Porphyre Pinchon, 1946, planche originale

 

 

 

De cette période, dans un monde magique poussiéreux, je garde le souvenir d'effluves parfumées que je viens de retrouver avec émotion dans les souvenirs de Fred, dans L'histoire d'un conteur éclectique: «  J'ai toujours eu envie de soulever les bulles pour voir ce qu'elles cachaient. Je me demandais si le décor continuait sous la bulle ou s'il y avait encore une autre bulle derrière et peut-être une autre... J'aurais bien voulu savoir ce qu'il se passait là-dessous. Je mettais la page de profil pour voir les personnages déformés. Et j'avais envie de me promener dans les cases, pour surprendre les héros en coulisses, en train de se maquiller avant d'entrer en scène. »

 

A la même époque, ma mère me prend sous le bras pour un voyage ethnographique en Laponie : milieu des années 1960, volonté de vivre librement, couper radicalement avec la culture de ses parents, me donner une expérience exceptionnelle à la rencontre des derniers nomades européens...

 

Des quelques semaines passées à vivre dans un camp perdu au fin fond des forêts et des montagnes enneigées, et en dehors des jeux sans fin avec mon nouveau petit camarade lapon « Matis », un des souvenirs que je garde avec le plus de précision est un paquet de Journaux de Mickey en anglais... Je le protège comme un trophée de chasse, dans la neige, dans le froid, au milieu des peaux de rennes et de la fumée du feu des tipis dans lesquels nous dormons. Allez savoir ce que pouvait bien faire cette pile de Mickeys au fin fond de la Laponie, au beau milieu d'un camp de nomades ? Mais c'est ce que j'ai retenu.

 

C'est ensuite la découverte, au début des années 1970, des super héros de Stan Lee qui m'emportent dans un tourbillon ininterrompu, à tel point que je me souviens qu'avec un copain de classe en école primaire, on dessine des bandes dessinées avec Iron Man et l'Araignée. Cela donne lieu à une exposition en fin d'année sous le préau : la gloire ! Il y a ensuite la découverte des nouveaux mondes fantastiques de Pilote, puis Métal Hurlant, mais aussi d'un nouvel humour décapant dans Fluide Glacial, l’écho des Savanes... Ils marquent pour moi le développement effréné et sans retenue d'achats impulsifs de livres et de revues. Mes parents se prennent la tête entre les mains quand je ramène tout ça à la maison. J'entends encore mon père crier dans le couloir que je vais faire écrouler le plancher du premier étage avec le poids de mes étagères.


Et les planches originales dans tout cela, me direz-vous ? Et bien je dois avouer que durant un bon demi siècle, cela n'est pas le principal de mes préoccupations. Au début des années 1980, je tente bien d'acheter un tableau de Chris Foss, mais hors de portée financière :

 

 

 

 

 

 

21th Century, Chris Foss, AMP / Dragon's Dreams, 1978 

 

 

 

Je n'insiste pas, je me concentre sur des éditions originales d'albums, tous azimuts. Et puis, vous savez comment est la vie ? On fait une rencontre amoureuse, on commence à avoir des projets de vie de couple, puis de famille. C'est ensuite l'achat d'un appartement (et la voiture qui va avec), les enfants qui arrivent là-dessus.

 

Je laisse de côté cette partie de moi-même que représente la bande dessinée pendant une bonne vingtaine d'années, non sans avoir vendu le principal de ma collection pour investir dans le fameux appartement (avec la voiture qui va avec). Nous voyageons beaucoup, nous vivons longtemps à l'étranger.

 

Début des années 2010, je reviens en France, seul, sans l'appartement (et la voiture qui va avec) :  retour au point de départ. C'est à ce moment-là que je retrouve  quelques cartons de bandes dessinées bien conservées dont je n'avais pas voulu me défaire (Pratt, Tardi, Schuitten, Druillet, Moebius, Gir, Fred, Comès, Auclair, Mézières, Hermann, Franquin, Corben, Frazetta, Eisner...). Quand je les relis j'oublie tout à nouveau. Comme à mes quatre ans, puis à mes vingt ans, je me retrouve dans une bulle imaginaire hermétique, faite d'insouciance et de rêveries. Le monde peut s'écrouler autour de moi (et il s'est écroulé...) mais rien ne peut m'arriver : sentiment troublant pour mon âge adulte et dans ma situation.

 

Mais finalement, pourquoi ne me laisserais-je pas aller ? Pourquoi nier l'évidence ? Il y a toujours une part d'enfance en moi, une part d'enfance qui s'accroche pour ne pas être oubliée et qui a regagné la rive à la première occasion. Je l'avais simplement enfouie au fond du jardin de grand'mère pour me jeter à corps perdu dans la vie adulte, son lot quotidien de réalités et de matérialité compliquées à gérer, d'objectifs à atteindre, de rang à tenir, et sans lesquels un bon ulcère d'estomac n'est pas ce qu'il est...

 

Au cours de mes lectures je tombe aussi sur les confessions de « grands artistes »: « dans chaque enfant il y a un artiste. Le problème est de savoir comment rester un artiste en grandissant », Pablo Picasso ; « un grand artiste, c'est un grand homme dans un grand enfant », Victor Hugo ; « chaque homme cache en lui un enfant qui veut jouer », Friedrich Nietzsche et que dire de « Je rêve ma peinture, et ensuite je peins mon rêve » Vincent van Gogh...

 

 Je plonge à nouveau dans les eaux tumultueuses et enivrantes de la BD, avec l'apport  d'une ouverture sur la littérature, la peinture, l'architecture, la musique, dont j'ai fait les compagnes de mon parcours professionnel des trente dernières années. Je suis ahuri par l'ampleur des univers et de la diversité que je découvre, dans l'immensité des styles, des techniques et des modes de création proposés par une multitude de maisons d'éditions que je ne connais pas. Je barbote, je barbote encore, je barbote toujours pour maintenir le cap dans les dédales des rayons des librairies. Je rencontre de nouveaux auteurs qui me touchent immédiatement comme Emmanuel Lepage, Benjamen Flao, Jean-Pierre Gibrat et d'autres qui m'avaient complètement échappés dans ma jeunesse : Sergio Toppi, Alberto Breccia, Andréas...

 

Et c'est dans cette continuité que le « déclic » s'opère. Il faut rendre à César ce qui lui appartient : il y a quelques mois, je tombe un peu par hasard sur une exposition-vente de planches originales à la Galerie Daniel Maghen : catalogue très impressionnant par la densité de planches de premier ordre. C'est comme parcourir les allées d'un musée. J'y retrouve mon souffle premier, des graphismes qui m'avaient fait rêver, beaucoup de souvenirs de mes anciennes lectures. Accéder à ces originaux, c'est pouvoir les regarder en lumière rasante pour apprécier les techniques d'encrage, les couleurs originales, les effets de relief, chose que je fais régulièrement devant des tableaux dans les musées, mais attention aux gardiens : « reculez-vous ! vous allez abîmer ! c'est interdit ! » (et je ne vous dis pas quand ils me prennent à caresser les sculptures...) Je dois avouer que c'est pour moi un jeu irrésistible, un peu comme quand je chipais des chocolats dans la cuisine à grand'mère en sachant que j'allais devoir affronter une charge à grand coups de torchon.

 

Donc, avec des étoiles dans les yeux, fouillant hors des cimaises, parcourant les classeurs, là, dans un coin de la galerie, sous une pile d'autres raretés laissées de côté, je tombe sur une planche que je ne connais pas, elle m'intrigue. Je cherche sa provenance, je la trouve avec étonnement, ma décision est prise. Je vais procéder à l'achat de ma première planche originale.

 

 

 

 

 

Histoire en... able, Hermann, 1965, planche originale

 

 

 

Cela va sceller un demi siècle d'attirance irrationnelle vers les images dessinées. Je vais acquérir une feuille de papier sur laquelle se posèrent la plumes et le pinceau d'un artiste, dans le prolongement desquels il y eut sa main, elle-même connectée à ses pensées créatrices... Vertige de l'imaginaire, c'est comme s'apprêter à acquérir quelques lignes autographes de Molière, une encre de Victor Hugo, une esquisse de Le Corbusier, une partition annotée de Stravinsky.... Peut-être un peu démesuré, mais je le vois ainsi. Il s'agit de la première pleine page de Hermann éditée en 1965, réalisée pour Histoire en … able.

 

Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, je suis dans la même galerie pour récupérer la planche quand je fais mon deuxième achat, à distance, dans une vente en Italie : Buzzelli, un dessin préparatoire pour Zil Zelub. Il y a des signes qui ne trompent pas, le mal est fait, et ce mal-là fait du bien par où il passe. J'en suis toujours là aujourd'hui...

 

 

 

 

 

Zil Zelub, dessin préparatoire, Guido Buzzelli, 1972

 

 

 

 

 

2. Si je pouvais ajouter à ma collection une œuvre présentée  actuellement dans les galeries de 

2DG ?

 

Sans beaucoup d'hésitation, cette splendide pleine page aux soigneuses découpes en cinémascope, à l'organisation graphique remarquable et aux contrastes saisissants grâce aux jeux savants du noir&blanc : « Bienvenue sur Alflolol page 1 » présentée dans la galerie de Blackagar.

 

 

 

 

 

Bienvenue sur Alflolol,  planche originale par Jean-Claude Mézières dans la galerie de Blackagar

 

 

 

 

3. Si je ne devais conserver qu'une seule œuvre dans ma collection ?

 

Bon, nous voici plongés dans Le jour d'après, aventure d'anticipation de Roland Emmerich : destructeur changement climatique qui ne laisse même pas le temps d'aller sur une île déserte. J'hésiterais certainement entre la pleine page de Hermann citée plus haut et cette illustration fascinante de l'architecte, peintre et illustrateur Paul Mantes :

 

 

 

 

 

Labyrinthe, Paul Mantes

 

 

 

 

Mais finalement, je crois bien que je sauverais une pièce d'archéologie. C'est un tout petit format créé par le peintre Rodolphe Töpffer, non daté mais avec une annotation surprenante au dos : « acheté à Genève en 1846 », année et ville citée qui s'avèrent être celles de l'année et du lieu du décès de l'auteur :

 

 

 

 

 

 

« Que c'est drôle de vous voir », Rodolph Töpffer, illustration originale, vers 1840

 

 

 

 

Étant donné le contexte de cette indication, le titre que Töpffer écrit sur le dessin prend un sens saisissant: « Que c'est drôle de vous voir». Que ce serait en effet drôle de vous avoir dans la poche de ma doudoune, dans un bunker sous des dizaines de mètres de neige, tentant de survivre à des  températures sub-glaciaires. Dans le film de Emmerich, un des protagonistes sauve de la bibliothèque publique de New-York un exemplaire original, première édition imprimée de la Bible de Gutenberg...

 

 

 


4. Si je pouvais acheter une œuvre que j'ai laissé filer par le passé ?

 

Il n'y a pas si longtemps Shéhérazade, une très belle illustration (32x24cm) à la gouache de Yannick Corboz, publiée dans la revue Pandora n°3 aux éditions Casterman en 2017.

Le dessin illustre la nouvelle intitulée « à l’origine des Mille et une nuits » écrite par Géraldine Bindi :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C'est une composition pleine d'une élégance rétro. La technique à l'aquarelle confère un ton poétique et apaisé à la scène. La belle Shéhérazade est pensive, un peu mélancolique. Sa présence est sensuelle, teinté d'un subtil et élégant érotisme.

 

 

5. Si je pouvais avec un budget de 5 000 € acquérir une ou plusieurs œuvres parmi celles proposées en vente sur 2DG ?

 

Allons-y pour le marché du samedi matin avec un p'tit panier à 5000 euros.

 

Druillet sans conteste, une planche vendue par Vincent : fin d'histoire de Lone Sloane, série créée en 1966. Délire futuriste visionnaire avant l'explosion révolutionnaire et ultra-violente de son auteur chez les Humanos. Voici un bel exemple d'archéologie de la bd fantastique. Ayant appelé ma galerie « Archéobd », je me dois de tenir mon rang... :)


 

 

 

 

Cette planche de Druillet est proposée à la vente par Vincent

 

 

 

 

Remontons encore plus loin dans le temps, avec Louis Forton, pionnier génial de la bande dessinée en France. Une planche de chez Astrum au format carré, datée de 1930, sans ballons à l'exception de celui qui prend son envol : BiBi Fricotin passager clandestin, une histoire contée en 12 images en suspension dans un espace vide et blanc, libre de toute case (ou à peine ébauchées). L'effet est d'une simplicité saisissante, la composition est magistrale, pas besoin de commentaires sous les dessins :

 

 

 

 


 

 

Cette planche de Forton est proposée à la vente par Astrum

 

 

 


6. Si j’étais un personnage de Bande Dessinée ?

 

 Je ne me suis jamais trop posé la question bien que souvent, happé par une histoire, je me sois vu plonger à deux pieds dans le corps et l'esprit des personnages. Il me faut donc longuement arpenter mes étagères, peser, sous-peser, comparer, trier, aller de l'avant, revenir en arrière :

 

- Dans la série des classiques franco-belges : Tintin ? trop fouineur, Astérix ? trop hargneux, Lucky-Luke ? trop solitaire ;

- Chez les américains : Iron Man ? trop boite de conserves, Le Surfer d'Argent ? trop dépressif, Den ? trop culturiste, et puis je ne suis pas du genre à me balader à poil avec « la boite » à l'air...  ;

- Chez les grands aventuriers comme Bernard Prince, Blueberry, Jeremiah ?... : j'ai passé l'âge de vivre en grand écart permanent...

- Chez les rigolards, entre le Concombre masqué, le bandard fou et Hamster Jovial : mon cœur balance;

- Chez les « science-fictionnaires » : Lone Sloane ? trop cauchemardesque, Valérian  et la possibilité de faire un gros câlin à Laureline ? On y est presque, Exterminateur 17 ? Quasi je saute dans la combinaison...

 

Bref cela fait un bon moment que je tourne en rond sans trouver vraiment la sortie, je me dis aussi que je suis en train de me faire un nombre impressionnant de nouveaux amis en épinglant si allègrement quelques héros adulés. Et alors, et alors !?...

 

Non, Zorro n'arrive pas, mais les albums de Fred apparaissent dans mon champ de vision :  Philémon ! Un peu jeune, un peu candide, mais pas idiot pour un sou, rêveur impénitent. Comment ne pas succomber ? Passer mon temps dans les mondes surréalistes aux compositions ahurissantes, bouleversantes de créativité, les univers inattendus aux personnages agités mais jamais vraiment méchants de Frédéric Othon Théodore Aristidès (rien que son nom est déjà un appel au voyage) vaudrait vraiment la peine.

 

Philémon me rappelle également une maxime que j'ai faite mienne depuis des années et qui me porte au jour le jour : « Have nice Dreams and never forget Them / Ayez de beaux rêves et ne les oubliez jamais »


 Mais si ce n'est pas en Philémon que je me réincarne, ce sera en un autre personnage au caractère bien trempé : Monsieur Barthélémy. La preuve en une planche :

 

 

 

 

 

Philémon, la mémémoire, Fred, Dargaud éditeur 1977

 

 

 


 Et comment pourrais-je résister à échanger avec vous ce qui est pour moi un des summums de l'art de la composition du génial Fred ?

 

 

 

 

 

Philémon, simbabbad de batbad, Frd, Dargaud éditeur 1974

 

 

 


7. Si j'avais la possibilité de passer une journée avec un artiste disparu ?

 

Au début des années 1980, internet n'existe pas (message pour les moins de 30 ans : mais oui, on vit sous des peaux de bêtes à cette époque mais on survit quand-même... :), je déambule dans les rayons des librairies spécialisées, chez les bouquinistes, dans les salons de vieux papiers pour dénicher frénétiquement de la bande dessinée en édition originale.

 

Un samedi après-midi un bouquiniste des quais de Seine, chez qui je viens fouiner régulièrement, me sort une pile de pages en couleur venant du New-York Herald Tribune : « c'est un américain qui est venu passer sa retraite à Paris qui me les a apportées »... Il y a de la BD dedans. Je regarde ça d'un air un peu intrigué, je n'ai jamais eu entre les mains un périodique nord-américain, je n'ai aucune idée de ce que je pourrais y trouver.

 

C'est un feu d'artifice qui me pète à la figure, le tout en grand format : Little Némo de Winsor McCay ! Qualité d'impression fantastique, couleurs lustrées et vives, graphisme des dessins à couper le souffle, imagination sans limites et ce petit gamin qui se réveille en bas de chaque page... Pouvez-vous imaginer le choc ?

 

Je regarde les dates d'édition : toutes du début du XXème siècle. Le marchand veut un prix assez élevé pour ses pages : je tente de négocier, petit succès, je me saigne pour  lui en acheter deux. Cette découverte est l'élément déclencheur qui m'ouvre une porte donnant sur une approche plus qualitative de la bande dessinée, avec la volonté de remonter le temps. Elles ne me quitteront plus : ni l'approche, ni les planches que voici :

 

 

 

 

Little Nemo, Winsor McCay, The New York Herald, 6 juin 1909, publication originale

 

 

 

 

Little Nemo, Winsor McCay, The New York Herald, 13 juin 1909, publication originale

 

 

 

 

Pour contextualiser cette petite histoire, somme toute strictement personnelle, il faut la replacer dans son environnement de l'époque. Au début des années 1980 c'est encore un peu les balbutiements de l'analyse intellectuelle de la BD. Des événements assez éparses mais marquants commencent à lui donner un certain crédit : le festival International d’Angoulême développe ses activités innovatrices depuis quelques éditions,  il existe déjà une chaire d'histoire de la bande dessinée à l'Université Paris Sorbonne tenue par Francis Lacassin qui a également publié « Pour un 9ème art, la bande dessinée », Claude Moliterni a assuré la direction de l'exposition « bande dessinée et figuration narrative » au musée des arts décoratifs et publié « Histoire de la bande dessinée française », le précurseur Pierre Horay a édité dans les années 1970 des reproductions des pages de Little Nemo...

 

Néanmoins, à mon souvenir, cette nouvelle tendance reste relativement confidentielle pour le grand public et totalement inconnue, ou presque, pour un gamin de 20 ans encore principalement orienté vers les productions Marvel et Lug.

 

Il n'en reste pas moins que cette découverte engendrera bien plus tard, grâce aux possibilités déployées par internet, une collection de plusieurs centaines de titres de Sunday Color Comics Pages, directement achetés aux États-Unis et dont Winsor McCay est la tête de pont. Vous pouvez retrouver une sélection de mes archives sur le site : https://pascalhanrion.blogspot.com/2021/11/naissance-de-la-bande-dessinee-les.html

 

Alors oui, si je devais passer une seule journée avec un dessinateur disparu, ce serait Winsor McCay !


 


8. Si je pouvais poser une question à cet auteur ?

 

Qu'est ce que je ferais d'un moment passé avec lui ? Je crois que l'intensité de son travail ne lui permettrait pas de passer son temps à répondre à mes questions. Winsor McCay rendait une planche complète en couleur de Little Nemo chaque semaine puis un dessin éditorial quotidien pour illustrer les articles de Arthur Brisbane, sans compter les très nombreux travaux qu'il menait pour son compte, tout particulièrement dans le domaine de l'animation. Alors, je me mettrais dans un petit coin et je passerais tout mon temps à l'observer dessiner.

 

Si je devais lui poser une seule question ? Comment voyez-vous la société dans cent ans ? De ce point de vue, je pense que sa réponse serait certainement inutile tant elle était déjà inscrite dans travail d' »Editorial Works », par exemple :

 

 

 

 

Écrit sur les oiseaux : Gouvernement, industrie, chemins de fer, banquiers. Hérald Hexaminer, 28 juin 1931

 

Titre : levez la tête, mettez-vous au travail !

Commentaire : quels étranges oiseaux. Quand vont-ils lever la tête et regarder autour d'eux ?

 


Quelle modernité n'est-ce pas ? Et pourtant, ce dessin de presse date de 1931. Winsor McCay était-il un visionnaire génial ou bien nos sociétés occidentales n'ont-elles pas progressées en un siècle ?

 

 


9. Si je ne devais posséder qu'un seul album dédicacé dans ma collection ?

 

Je n'ai jamais été attiré par les dédicaces. Quand j'étais gamin, peut-être que si j'avais pu courir dans une librairie pour amener mes bédés à signer, les choses auraient été différentes. Le journal de Spirou a organisé beaucoup de dédicaces avec ses auteurs : je crois qu'à 10/12 ans,  à défaut d'aller chasser les américains, j'aurais été fou de joie d'avoir un joli dessin de Franquin, Roba ou Morris sur un de leurs albums.

 

N'ayant donc rien à proposer, je suis allé me promener dans les galeries de 2DG et j'ai trouvé :  René Pellos pour Laurent, en 1979, dans la galerie de LL. Je ne sais pas quel album des Pieds Nickelés est dédicacé mais c'est certainement par celui-ci que je commencerais une collection :

 

 

 

 

 

Dédicace de Pellos présentée dans la collection de LL

 

 

 

10. Si je pouvais lire la suite d’une bd ?

 

René Pellos est très certainement le seul artiste français de l'entre deux guerres à rivaliser techniquement avec les plus grands dessinateurs nord-américains qui furent des acteurs indiscutés du renouveau de la bande dessinée en France à cette époque.

 

Il est aujourd'hui principalement connu pour sa longue série des Pieds Nickelés et ses caricatures des courses cyclistes dans Miroir Sprint et Miroir du Cyclisme dans les années 1960/70. Mais qui se souvient de ses remarquables réalisations de jeunesse pour le journal Match-l'intransigeant dans les années 1930, où il présente  d'innombrables illustrations, au sein de compositions graphiques d'une étonnante modernité, souvent en double pages ?

 

 

 

 

 

Match l'intransigeant num. 487 du 13 novembre 1935, publication originale

 

 

 

 

 

Match l'intransigeant num. 539 du 13 octobre 1936, publication originale

 

 

 

 

 

Match l'intransigeant num. 532 du 25 août 1936, publication originale

 

 

 

 

 

Match l'intransigeant num. 524 du 17 juillet 1936, publication originale

 

 

 

 

En 1977, les jeunes Editions Glénat rééditent Futuropolis. A cette époque, je me barricade dans ma chambre pour écouter de la musique pop, en particulier le groupe nord-américain Kansas. Il se fait qu'au cours de mes longues lecture de Futuropolis je passe en boucle le double album live Two for the Show.

 

Et bien, vous me croirez ou non, à chaque fois que j'ai feuilleté à nouveau cet album, ma lecture s'est accompagnée mentalement des morceaux de l'album musical, y compris en ce moment même où j'ouvre pour l'occasion Futuropolis qui dormait sur une de mes étagères depuis de très nombreuses années. Relations entre images et musiques : il y aurait certainement beaucoup à dire et surtout à étudier...


Avec Futurololis, René Pellos concrétise un immense talent d'auteur de science-fiction dans le journal Junior, en 1937 et en grand format, à une période contemporaine à la diffusion en France d'auteurs majeurs nord-américains comme Al Foster ou Burne Hogarth, Alex Raymond...

 

René Pellos signe la première réelle création française de bande dessinée de science-fiction, d'un caractère et une modernité qui s'écartent significativement de la bande dessinée pour enfants (Alain Saint-Ogan crée deux ans plus tôt Zig et Puce au XXIème siècle). Sa créativité est exceptionnelle, son style est puissant, son trait d'une extraordinaire vivacité, chaque page possède sa propre organisation graphique, sa propre spatialisation, absence de ballons qui permet aux dessins de déployer toute leur ampleur : Futuropolis est un chef d’œuvre méconnu et incontournable. J'aurais vraiment aimé lire la suite des aventures de Iaona et Raô dans le même style que celui du Futuropolis de 1937.

 

 

 

 

Junior 59, 13 mai 1937, publication originale

 

 

 

 

 

Junior 106, 7 avril 1938, publication originale

 

 

 

 

Vous aurez noté que je suis un inconditionnel de l’œuvre de René Pellos de "l'entre deux guerres" ...

 

Merci infiniment à 2DG de m'avoir donné la possibilité de plonger à nouveau intensément dans le monde de la bande dessinée et de partager avec vous une passion qui, malgré les sauts et soubresauts de la vie, ne s'est jamais démentie. Mes réponses aux dix questions n'engagent  évidemment que moi, j'espère que cela créera de nombreux échanges sur le site : pour ma part je vous attends dans mes galeries. « I'M A POOR LONESOME COWBOY AND A LONG WAY FROM HOME... »

 

 

 

Voici enfin la réponse d'Archeobd à une question imaginée par Driesdewulf lors du précédent Si... si... si... :

 

 

Y a-t-il des auteurs dont tu ne connaissais pas les œuvres, que tu as commencé à lire après les avoir découverts sur 2DG ? Et pour lesquels tu as éventuellement commencé à collectionner les originaux?

 

Oui, je dois avouer que j'ai été très surpris en découvrant le style et les qualités graphiques de certains auteurs sur 2DG, et même en redécouvrant à travers une seule planche, des auteurs que je croyais connaître. Trois exemples parmi beaucoup d'autres :

 

 

 

Andreas, Rork 2 - planche 5 présentée dans les galeries de Aka

 

 

 

 

C'est amusant car, suite à sa découverte sur 2DG, j'ai cru pendant un certain temps qu'Andreas était un jeune auteur. Et puis, j'ai trouvé chez un libraire aux Editions Le Lombard « Rork, Fragments », dans la collection Histoires et légendes, édité en 1984...

 

Et je me suis souvenu que j'avais tenu ce livre entre mes mains dans ma jeunesse mais que cela ne m'avait pas marqué. En son temps, je suis passé complètement à côté : certainement trop compliqué pour moi à l'époque. L’œuvre d'Andreas nécessite une lecture mature et un certain recul pour appréhender la complexité de ses récits.

 

 

 

 

 Paul et Gaétan Brizzi, L'enfer, dessin à la mine de plomb, présenté dans les galeries de Zenitram

 

 

 


Complète découverte, vertigineuse. Des paysages improbables, impressionnants de qualité graphique, et surtout une adaptation claire, synthétique, aisément abordable de ce chef d’œuvre absolu de la littérature qu'est la Divine Comédie de Dante Alighieri. Avant de découvrir l’œuvre des frères Brizzi, je connaissais principalement les interprétations graphiques de Gustave Doré et de Sandro Bottichelli.

 

 

 

 

 

Stéphane Levallois, sans titre à l'origine, peinture, technique mixte présentée dans mes galeries

 

 

 


La découverte de cette œuvre fut un choc esthétique et émotionnel, un véritable coup de cœur. J'avais déjà repéré des dessins de Stéphane Levallois dans les galeries de 2DG, et puis je suis resté en arrêt en découvrant cette peinture sur le site d'un galeriste belge. L'attraction fut tellement forte que je l'ai achetée et que me sont poussées des ailes pour écrire une petite histoire sur cet « homme-immeuble ».

 

Cette représentation graphique est une de celles qui me font aujourd'hui basculer vers des compositions ayant une tendance picturale franchement marquée.

 

 

Nous remercions Archeobd pour sa participation.

Rendez-vous le mois prochain !

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occultis A contribution most interesting and very enjoyable.
May 19, 2024, 11:30 AM
TheDuke Je termine à l’instant la lecture de ce texte dense et souvent émouvant. Je vais de ce pas partir à la découverte de votre galerie sur 2DG ainsi que de vos archives McCay. Post Scriptum : je vous crois volontiers sur la musique et la BD. Comme vous, mon cerveau associe automatiquement certaines lectures à un album de musique. L’Idiot/The Cure, SAS/Metallica, L’Incal/The Pixies, etc. Et si je relis ne serait-ce que quelques lignes de ces livres ou BD les notes de musiques me reviennent immédiatement en tête.
May 19, 2024, 11:04 AM
MV9957 C’est avec bonheur que je découvre ce long Si..SI..Si.. qui m’a littéralement enchanté. D’abord, parce que je nous ai découvert quelques points communs : nous sommes, si j’ai bien compris les quelques indices disséminés dans le texte, de la même génération (à quelques toutes petites années près), et, après de longues années vécues à l’étranger, il y a la redécouverte de cet amour ancien pour la BD, qui avait pendant tout ce temps subi une longue éclipse. Mais il y a surtout le texte lui-même, dans lequel on trouve une approche analytique accompagnée de précisions techniques, une approche universitaire donc, mais aussi et surtout, un immense amour pour les mots, doublé d’une approche introspective, une vraie veine littéraire donc. C’est suffisamment rare pour ne pas être souligné. PS : j’ai souri à l’évocation des caresses faites aux sculptures, qui m’a ramené en mémoire une vieille chanson de Brassens : « Corne d’Aurochs » : « … Et sur les femmes nues des musées, ô gué ! ô gué ! Faisait l’brouillon de ses baisers, ô gué ! ô gué !... » Méfiance donc 😉 Merci pour ce moment … comme disait l’autre.
May 18, 2024, 4:25 PM
Boris Beau texte. Merci!
May 16, 2024, 3:16 PM
falonex Un moment de lecture très agréable pour commencer ma journée !
May 16, 2024, 7:48 AM
DoctorFeelgood Il est minuit 30 et le Doc termine de savourer votre Si Si avec ces lignes sur Winsor Mac Cay ... il est donc grand temps d'aller faire de beaux rêves sans oublier de vous dire merci pour ce moment de lecture .
May 16, 2024, 12:33 AM
Spawn2 Merci pour un si si si, plein de passion, de sincérité et d une grande connaissance
May 15, 2024, 8:55 PM
Kiki06 Une Si Si Si très intéressant avec beaucoup de passion ! Merci pour ce moment agréable !
May 15, 2024, 5:13 PM
philofanfan Une lecture éminemment appréciable. Formidable.
May 15, 2024, 10:23 AM
CS92 Très intéressant et passionnant à lire! Le pourquoi on fait quelque chose est souvent tout aussi intéressant que la chose en elle même.
May 15, 2024, 8:21 AM
Anthracite Bravo et merci pour cette sincérité !
May 14, 2024, 2:31 PM
MARV Un témoignage riche, profond, empreint d’une grande sensibilité. Un très bon moment de lecture. Merci.
May 13, 2024, 6:28 PM
JMBD63 Merci pour votre témoignage personnel. Continuez à publier et commenter des œuvres car j’apprécie souvent ce que vous publiez et j’apprends de cet art mineur qui est majeur pour moi…
May 12, 2024, 11:54 PM
Takoum Un Si Si Si très personnel , très sensible, très lettré et très argumenté ! On sent l envie , le besoin d écrire et de se livrer . L émotion passe au lecteur .. donc un bon moment de lecture s’il l on sait recevoir . Merci et continuez à exhumer et présenter sur le site les auteurs rares et non conventionnels qui ont mis leur pierre pour bâtir le neuvième Art !
May 12, 2024, 5:40 PM
flober75 Un très agréable moment de lecture, en ce dimanche ensoleillé. Merci !
May 12, 2024, 3:51 PM
pabelbaba Merci
May 12, 2024, 1:29 PM
Ludovic Un Si... si... si... dont on regrette d'en terminer la lecture tant il nous emmène où l'on aime se perdre... Merci
May 12, 2024, 1:16 PM
Marko09 Une très belle immersion dans la passion dévorante d’un amoureux des images dessinées…merci pour ces lignes édifiantes et quelque part ô combien réconfortantes…
May 12, 2024, 10:51 AM
9A Beau partage de passionné, merci.
May 12, 2024, 10:23 AM
Dzil Lorsqu'on vient de lire un texte d'Archeobd, le silence qui lui succède est encore de lui 😮 Merci pour ce généreux partage, cette mise en abyme et introspection riche en images et découvertes...Winsor McCay what else...🎨🙂
May 12, 2024, 9:33 AM